L'HOMO PSYCHOLOGICUS

Vanessa Brassier

Quelle est donc cette curieuse espèce qu’introduit Lacan dans son texte et dont il dénonce le danger (1)? Il y a dans le Séminaire II sur Le Moi dans la théorie de Freud une phrase susceptible de nous éclairer un peu : elle définit selon moi de manière plus explicite que dans notre texte cet homo psychologicus. Au début de ce séminaire en question, Lacan commence par évoquer les dérives de la technique analytique du fait, dit-il, de la « résorption du savoir analytique dans la psychologie générale » puis, quelques pages plus loin, il tient les propos suivants :

« Si on considère en behaviouristes ce qui dans l'animal humain, dans l'individu en tant qu'organisme, se propose objectivement, on relève un certain nombre de propriétés, de déplacements, certaines manœuvres et relations, et c'est de l'organisation de ces conduites qu'on infère l'ampleur plus ou moins grande des détours dont est capable l'individu pour parvenir à des choses qu'on pose par définition comme ses buts. On se fait par là une idée de la hauteur de ses rapports avec le monde extérieur, on mesure le degré de son intelligence, on fixe en somme le niveau, l'étiage où mesurer son perfectionnement, ou l'arétè de son espèce."(2) L'individu avec ses propriétés, son intelligence et ses conduites définies objectivement, mesurées, calculées, comparées, fixées, normées en fonction d'un idéal de perfection, d'adaption et d'autonomie, n'est-ce pas ça l'homo psychologicus dont Lacan dénonce le danger ?

Or, cet homo psychologicus est, selon moi, un pur produit des résistances à la psychanalyse. Souvenons-nous que Freud écrivait que les plus grandes résistances à la psychanalyse tenaient, d'une part, à la révélation du caractère sexuel de l'inconscient et, d'autre part, à l'humiliation infligée à la toute-puissance du moi qui se voyait délogé de sa propre maison. La fabrique de l'ego autonome et adaptable n'est-il pas un moyen de l'y reloger et de le préserver par la même occasion de l'insupportable vérité, celle du désir inconscient qui inspire dans le milieu analytique cette "crainte grandissante"(3) stigmatisée par Lacan ?
Or ce danger reste encore actuel, sous d'autres formes, mais toujours comme effet des résistances à la psychanalyse. En effet, celles-ci sont inhérentes à la civilisation qui, par définition, est fondée sur le refoulement de l'inconscient et de la sexualité. Mais le plus grand danger ne viendrait-il pas du milieu analytique même et de ses propres résistances à la découverte freudienne ? L'amendement Accoyer en est l'exemple le plus criant aujourd'hui. Mais analyser ici sous quelles formes ses résistances se manifestent nous entraînerait un peu loin de notre sujet...
Et si à on opposait à l'homo psychologicus un homo analyticus ? Impossible à mon avis de rencontrer cette nouvelle espèce : il n'y a pas "des sujets" de l'inconscient, des désirs qui pourraient s'additionner pour former une totalité en fonction de critères déterminés. En effet, le propre de la vérité inconsciente n'est-il pas justement d'échapper à la norme, de transgresser la mesure, de subvertir les modèles proposés, imposés ? Avec des "individus" dotés de "propriétés" communes, partagées, comparables on peut faire une somme, voire fabriquer une espèce, l'homo psychologicus. Avec des sujectivités qui se côtoient, s'affrontent, se déchirent pour s'aimer à nouveau, pas d'unification ni de totalisation qui tienne. Seulement de l'affrontement, de la contradiction, au mieux son dépassement. La dialectique, en fin de compte !

Notes

1 - " Intervention sur le transfert", p. 214.
2 - Jacques Lacan, Séminaire II, Le Moi dans la théorie freudienne, éditions du Seuil, p. 18.
3 - " intervention sur le transfert ", p. 215.

 

 

 

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