De la prise à témoin à l’interprétation « abstinente »


« Etudions un complexe pathogène… nous parvenons bientôt dans une région où la résistance se fait si nettement sentir que l’association la plus proche qui surgit alors en porte la marque et nous apparaît comme un compromis entre les exigences de cette résistance et celles du travail d’investigation. L’expérience montre que c’est ici que surgit le transfert…. Le transfert a lieu et fournit l’idée suivante et se manifeste sous forme d’une résistance, d’un arrêt des associations par exemple… ».[1]

Lacan dans son séminaire sur Les écrits techniques de Freud[2] commente (p. 103-104) cette phrase et ajoute ceci, qui m’a toujours intéressé, à propos du tarissement de la parole. cela rend compte de ce que le patient est vraisemblablement prêt à formuler une parole, plus authentique que jamais, sur le chemin de sa vérité :

« Le sujet s’interrompt et est capable dans certain cas de manifester, de formuler en paroles, comme quelque chose qui peut être ceci : « je réalise, dit-il, soudain, à ce moment, le fait de votre présence. »

… Le sujet ressent lui-même comme une sorte de brusque virage du discours… un subit tournant qui le fait passer d’un versant à un autre du discours… ».

A l’approche du noyau pathogène, la parole du sujet s’arrête puis vient s’accrocher dans l’autre, prend appui dans l’autre en présence, le prend à témoin. Il y a, semble-t-il, une tentative de plonger dans le dialogue. Cela ne semble pas si éloigné de l’expérience que Lacan décrit du « stade du miroir ».

Peut-être peut-on faire le lien avec cette autre phrase de Lacan dans son « Intervention sur le transfert » lorsqu’il dit :

« Ce qui constitue l’homme en tant qu’homme c’est une exigence d’être reconnu par l’homme. Cette exigence [prévient-il néanmoins] constituante de l’expérience [analytique], elle ne saurait être constituée par elle »[3]

Mais Lacan explique également que l’analyste est tenté lui aussi, lorsque la parole de l’analysant est la plus vide de venir prendre appui dans l’autre et a recours à ses projections c'est à dire :

« à une entité toute relative au contre-transfert défini comme la somme des préjugés, des passions, des embarras, voire de l’insuffisante information de l’analyste à tel moment du procès dialectique »[4].

Situer la résistance et le transfert semble alors faire question : se trouvent-ils du côté de l’analysant ou du coté de l’analyste ?

« Ouf… vous êtes là » :

Le texte de Freud sur « La dynamique de transfert » laisse largement supposer que la résistance et le transfert sont du côté de l’analysant.

Il en explique les mécanismes, la dynamique pour le sujet à partir de l’amour, c'est à dire des circuits et clichés particuliers à un sujet (névrosé) qui lui permettent une satisfaction pulsionnelle mais qui laisse aussi « en plan » certains investissements libidinaux mis en attente, un besoin d’amour restant insatisfait. Ces émois amoureux ont deux « racines », l’une est inconsciente et l’autre consciente. La possibilité pour le sujet d’intégrer une nouvelle rencontre – l’analyste - dans sa série psychique d’objets d’amour, provient de ce que l’analyste correspond par quelques traits aux deux parties libidinales.

Freud donne alors cette première définition du transfert qui n’est pas exclusive mais qui situe d’entrée une question que par ailleurs je n’arrive pas vraiment à cerner :

« Tout concorde avec les relations réelles entre le patient et son médecin quand, suivant l’heureuse expression de Jung, c’est l’imago paternelle qui donne la mesure de cette intégration »[5].

A un moment, le transfert oppose « au traitement la plus forte des résistance… ». On observe l’absence d’association, la mutité du sujet.

La résistance, explique Freud, est levée de ce qu’on peut situer pour le patient qu’il lie ses associations à la personne de l’analyste. (Je remarque qu’il n’est pas dit que l’analyste donne une version du contenu de ces associations mais plutôt qu’il définit quel, qui en est l’objet). Et en effet, « la libido s’est engagée dans la voie de la régression et a réactivé les imagos infantiles »[6] empreintes d’ambivalence. Freud a alors cette expression que je trouve assez heureuse avec ce terme de « cachette » et qui résonne avec le travail du cas Dora à propos de ses nombreuses associations en rapport avec les contenants, les boites…:

« Chaque fois que l’investigation analytique découvre une des cachettes de la libido, un conflit surgit… » et la résistance suit, puis l’association qui manifeste le transfert en présence. Il y a déformation du matériel par le transfert et le patient se voit rejeter de plus en plus de la réalité en ce qui concerne ses relations avec le médecin. (Ce ne serait plus l’imago paternelle qui donnerait alors la mesure ?).

Pour liquider ce transfert qui s’oppose à la continuation du travail que peut-on y faire ?

Ecarter « simplement de la personne du médecin ces deux composantes de la relations affectives »[7]. Cela m’évoque assez l’engagement et le soutien d’un travail de remémoration et me fait penser aux lacunes dont Freud témoigne après-coup dans le cas Dora (p. 90) concernant ce qu’il a omis de questionner plus avant de la relation intime de Dora avec Mme K….

Voilà, brièvement, pour la résistance et le transfert comme supposé être deux éléments qui se situent du côté de l’analysant.

« J’ai toujours évité de jouer des rôles »[8]

Mais, on peut aussi y trouver certaines nuances et entre autre, me semble-t- il dans cette phrase qui se trouve vers la fin du texte :

« Tout praticien qui se sera rendu bien compte de ces faits [ pour le patient : être en proie à la résistance de transfert, se voir rejeté de la réalité, enfreindre les règles de la technique… ] ressent alors le besoin de les attribuer à des facteurs autres que ceux déjà mentionnés. À la vérité il n’aura pas à en chercher longtemps l’origine car ces facteurs sont dus à la situation psychologique où l’analyse a placé le patient ».

Cette phrase m’est restée longuement énigmatique et je ne suis pas sûre de ce que j’y prélève mais elle m’a semblé résonner avec les préoccupations de Lacan dans son premier enseignement.

Il y a le ressenti du praticien et « …la situation psychologique où l’analyse a placé le patient » ?

C’est intéressant car est distinguée la situation psychologique de la situation analytique mais comme la comprenant néanmoins. Or j’entends dans ce terme « psychologique » une sorte de synonyme du terme « transfert » dont l’axe serait ici celui de l’imaginaire. Si mes souvenirs sont bons, Lagache dans un texte qui s’intitule L’unité de la psychologie[9] (1949), parle « d’interprétation compréhensive », ce qui me semble bien éloigné de ce que propose la psychanalyse.

Il me semble que c’est là, ce que tente de développer Lacan : définir ce que sont structurellement, dialectiquement les différentes positions du sujet par rapports à ses objets, en fonction de l’analyste dont les interprétations rendent compte du lieu d’où il (l’analyste) parle et génèrent chez le sujet (normalement l’analysant) un transfert à même de rompre le progrès de l’analyse.

Je crois que cela constitue une partie de sa démonstration dans le texte « L’intervention sur le transfert » que nous avons étudié, à l’aide du cas apparemment princeps de Dora. Il montre les renversements dialectiques qu’opèrent les interprétations de Freud. Et il expose, comme Freud le dit lui-même, en quoi une interprétation manque (celle qui concerne le lien intime et homosexuel de Dora à Mme K…) et que ce manque vient des préjugés théoriques de Freud et aussi du désarroi dans lequel l’homosexualité de ses patientes semble le plonger. Ce désarroi, me semble-t-il, doit bien précéder, chez lui, le départ de ses patientes hystériques. Pour le coup, avec Dora, Freud en reste à des interprétations sur ce qui vient en premier.

« Freud, en raison de son contre-transfert revient un peu trop sur l’amour que M K… inspirerait à Dora. […] Il interprète toujours dans le sens de l’aveu les réponses pourtant très variées que lui oppose Dora »[10].

Peut-on dire alors que Dora s’est trouvée être l’objet des préjugés de Freud, l’objet de Freud lui-même ? Ou comme Lacan l’exprime autrement dans le début de ce texte à la première page, (si j’ai bien saisi ce qu’il dit là et rien n’est moins sûr car cette phrase me laisse quand même perplexe):

Qu’il y aurait à « … reconnaître, dans l’attention privilégiée accordée à la fonction des traits muets du comportement dans la manœuvre psychologique, une préférence de l’analyste pour un point de vue où le sujet n’est plus qu’objet ? »

Et à la fin du texte, il conclut :

« Le transfert a toujours le même sens d’indiquer les moments d’errance et aussi d’orientation de l’analyste, la même valeur pour nous rappeler à l’ordre de notre rôle : un non agir positif en vue de l’orthodramatisation (= la vérité du sujet dans sa mise en scène ?) de la subjectivité du patient ».

Comment alors ne pas revenir sur le texte de Freud ( on repère quand même la rigueur de Lacan dans sa lecture de Freud) « L’observation sur l’amour de transfert »[11] ?

Il est question, d’entrée, du transfert dit « positif » mais faisant obstacle à la continuation du travail puisque « composé d’éléments érotiques, refoulés »[12] , selon la définition qu’il en donne dans son texte précédent.

Freud parle alors de ce qui se produit ici du côté de l’analyste dans sa difficulté à manier ce transfert amoureux. Il indique alors que « les seuls obstacles vraiment sérieux [auquel l’analyste se heurte pendant la cure] se rencontrent dans le maniement du transfert»[13]. Plus loin dans son texte, (et c’est là que j’y trouve un lien avec ce que dit Lacan) il est particulièrement question de l’abstinence et de l’interprétation de l’analyste. La résistance qui utilise le transfert vient, nous dit Freud, comme « mise à l’épreuve » de l’analyste.

Comment procéder ?

« Il n’y a pas de moyens termes, de voie moyenne car le « traitement analytique repose sur la véracité, c’est même à cela qu’est due une grande partie de son influence éducative et de sa valeur éthique… il ne faut en aucun se départir de l’indifférence que l’on avait conquise en tenant de court le contre-transfert…. Il y a obligation de refuser à la patiente avide d’amour la satisfaction qu’elle réclame. Le traitement doit se pratiquer dans l’abstinence…. »[14].

Freud ne parle pas ici directement d’interprétation, ce qui est à noter, mais pour autant je pense que nous pouvons faire le lien. C’est du moins sur ce plan là que m’a conduit le texte de Lacan sur « L’intervention sur le transfert ». La question que je me suis posée à propos de l’abstinence, c’était ce qui permettait justement qu’une interprétation donne à entendre la position abstinente de l’analyste.

Dans le séminaire de Lacan sur Les écrits techniques de Freud[15], il analyse un exemple qui me semble intéressant de mettre en vis-à-vis. Lacan insiste beaucoup pendant ce séminaire sur les effets liés à l’interprétation ( porte-t-elle encore ce nom d’ailleurs ?) qui s’inscrit dans le registre imaginaire c'est à dire lorsque l’analyste est mal situé techniquement, lorsque ce sont ses préjugés qui le guident.

D’abord, (p. 80) il expose ce qu’il en est pour lui de la situation paradoxale et dialectique de la psychanalyse pour le sujet :

« Ce qui fait l’originalité du traitement analytique, c’est justement d’avoir perçu tout à fait à l’origine, et d’emblée, ce quelque chose d’original dans le sujet qui le met dans ce rapport vraiment problématique avec lui-même, - cette chose qui fait que ce n’est pas simple de le guérir -, d’avoir mis cela en conjonction avec ce qui est la trouvaille même, à savoir le sens de symptômes, le refus de ce sens c’est quelque chose qui pose un problème. [ça pose ] la nécessité que ce sens soit plus que révélé, soit accepté par le sujet….»

(Il semble qu’accepté est à entendre au sens de ce qui est discuté après par Lacan et Hyppolite dans ce séminaire autour du texte de Freud : La dénégation[16].)

et voici l’exemple qu’il donne donc (p. 82):

Un analysant, dont le champ professionnel est proche de celui de la psychanalyse, fait un exposé à la radio juste après le décès de sa mère. Pour autant son exposé est brillant. L’analyste entend son patient, est intéressé par le thème étudié et peut s’étonner de sa prouesse, compte tenu du contexte, d’autant qu’à la séance qui suit son patient est absolument muet, dans un état stuporeux. Ce qui amène l’analyste à interpréter ce qu’il suppose être la résistance comme un effet du transfert.

Il interprète sur le mode suivant, en gros : « vous êtes dans cet état ( muet et sidéré) parce que vous avez pensé que j’ai pensé que je vous en voudrais de votre prestigieuse allocution radiophonique ». Pas facile de s’y retrouver… ! Et on entend bien qu’il y a un problème de sujet, non ?

Freud parle dans « L’observation sur l’amour de transfert de « cercle vicieux » dans lequel l’analysant place l’analyste. Mais enfin, il y a des analystes qui y mettent du leurs….

Lacan explique l’effet que cela a produit sur le sujet : le patient retrouve immédiatement l’unité de son moi qui était complètement éclaté du fait des événements et la voie (la voix tout-court) de son discours. Mais en aucune façon, dit-il, le fait qu’il se récupère ne peut être pris pour un matériel confirmatif c'est à dire donnant pour juste l’interprétation ou la prise de position de l’analyste.

Et il précise, quant à la position de l’analyste vis-à-vis de ce qui peut faire résistance chez lui : quelque chose vient prendre appui chez l’autre à ce moment-là, - au même titre que cela se produit chez l’analysant pendant les séances et de nombreuses fois– et ce qui vient prendre appui est de l’ordre de l’engagement de son ego dans la situation. Son interprétation est faite, ici, « d’égal à égal ». Elle est projective. Il y a ici une entrée dans le sens, du côté de la compréhension ( dire « j’ai compris ce qui vous arrive » devient toujours vrai dans cette situation) et cette position est méconnaissance de la trouvaille, dont il a été question plus haut, à savoir que le sens des symptômes, des compromis ne peut être révélé au sujet.

Lacan continue :

« L’analyste qu’il ait éprouvé ces sentiments, c’est justement son affaire que de savoir en tenir compte de façon opportune pour s’éclairer comme d’une aiguille indicatrice de plus dans sa technique, mais il doit savoir non seulement les remettre à leur place, ne pas y céder, mais s’en servir d’une façon techniquement bien située ». N’y retrouve-t-on pas de manière un peu décalée la question de l’abstinence ?

Et il précise ceci à propos du « techniquement bien situé » et qui peut être est une ébauche de réponse à la question que je posais concernant l’abstinence dans l’interprétation même : pour que celle-ci ne soit pas projective il s’agit « d’introduire toujours au moins un troisième terme » dans cette histoire à deux.

Qu’est-il, ce troisième terme ?

 

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[1] Freud, « La dynamique du transfert » in La technique psychanalytique, PUF, 1912, p. 55

[2] Lacan, Les écrits techniques de Freud, séminaire I, 1953-1954. les pages correspondent à la sténotypie, mais la date du séminaire est la même : 3 février 54.

[3] Lacan, « Intervention sur le transfert » .p. 1 de notre texte, mais ne se trouve pas dans les écrits ( ?), 11 janvier 1951.

[4] Lacan, « Intervention sur le transfert » .p. 6 de notre texte. (P 222 in Les écrits I), 11 janvier 1951.

[5] Freud, « La dynamique du transfert » in La technique psychanalytique, PUF, 1912, p. 52

[6] Freud, « La dynamique du transfert » in La technique psychanalytique, PUF, 1912, p. 54.

[7] Freud, « La dynamique du transfert » in La technique psychanalytique, PUF, 1912, p. 57.

[8] Freud, Le cas Dora, in Les cinq psychanalyses, PUF, 1905-1909, p. 82.

[9] Lagache, L’unité de la psychologie, Quadrige PUF, 1949

[10] Lacan, « Intervention sur le transfert » in Les écrits I, point-seuil, p. 221. ( ou p. 6 de notre texte). 11 janvier 1951.

[11] [11] Freud, « Observation sur l’amour de transfert » in La technique psychanalytique, PUF, 1915, pp. 117- 130.

[12] Freud, « La dynamique du transfert » in La technique psychanalytique, PUF, p. en bas de la P. 57.

[13] Freud, « Observation sur l’amour de transfert » in La technique psychanalytique, PUF, 1915, P. 117

[14] Freud, « Observation sur l’amour de transfert » in La technique psychanalytique, PUF, 1915, P. 122.

[15] Lacan, Les écrits techniques de Freud, séminaire I, 1953-1954. les pages correspondent à la sténotypie, mais la date du séminaire est la même : 27 janvier 54.

[16] Freud, La négation, Die Verneinung, in Résultats, idées, problèmes II, 1925, (pp. 135- 140). PUF. Texte que Lacan reprend dans le séminaire cité ci-dessus aux dates du : 10 février 54 et suite à propos de l’intervention d’Hippolyte sur ce sujet que l’on trouve dans Les écrits I de Lacan.

 

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