I. L’hystérique suspendue entre la demande et le désir :

 

Vanessa Brassier

 

 

J’aimerais poursuivre notre lecture de Dora dans Les Formations de l’Inconscient en interrogeant l’énoncé suivant qui clôt la séance du 30 avril 1958 :

[1]« Après la parole de M. K, notre hystérique tombe de haut et en revient au niveau tout à fait primitif de la demande ».

Autrement dit, c’est tout l’espace du désir[2] que Dora avait échafaudé qui se déconstruit, ce qu’on pourrait interpréter sur le graphe comme un rabattement de la ligne supérieure[3] sur la ligne inférieure, un ravalement au niveau de la relation duelle, spéculaire, agressive et une régression à la dimension de la demande.

Pour mesurer la portée clinique de cet énoncé de Lacan, il convient de nous interroger sur la dialectique du désir et de la demande chez l’hystérique. Aussi, afin de comprendre comment cette dialectique peut s’inscrire sur le graphe, je suggère de revenir un peu en arrière pour voir comment elle émerge normalement dans le processus de subjectivation.

Reprenons donc les indications de Lacan dans les séances précédentes.

La dialectique de la demande, qui correspond à la période préoedipienne[4], se constitue primitivement dans la relation à l’Autre maternel, nous dit-il. A ce niveau, il y a entre le sujet et l’Autre une relation de réciprocité, de dépendance et de soumission.

Voici comment Lacan le repère au niveau du graphe : « la ligne inférieure, vous pouvez par exemple, entre autres choses –naturellement pas d’une façon univoque– l’identifier avec la réponse de la mère. C’est ce qui se passe au niveau de la demande, où la demande de la mère fait à elle toute seule la loi, c’est-à-dire soumet le sujet à son arbitraire. »[5] A ce niveau, nous dit Lacan, il y a une certaine ambiguïté entre le sujet et l’Autre.

Puis vient l’Œdipe : ce temps est marqué par l’émergence d’une autre dimension dans la parole de la mère, la présence d’un désir au-delà de la demande qui arrache l’enfant à cet assujettissement primitif et consacre son avènement comme sujet. C’est ce qui est figuré sur le graphe par l’autre ligne, la ligne supérieure, qui « représente l’intervention d’une autre instance, correspondant à la présence paternelle, et aux modes sous lesquels cette instance se fait sentir au-delà de la mère. [6]»

Ainsi nous dit Lacan, la fonction de ce désir de l’Autre est de permettre « que la véritable distinction du sujet et de l’Autre s’établisse une fois pour toutes. »[7] Autrement dit, le désir s’introduit comme cette dimension tierce qui vient décoller l’assujet qu’est l’infans de cette aliénation primitive à l’Autre maternel pour lui assigner sa place authentique de sujet.

Nous reconnaissons ce temps comme celui de l’inscription de la métaphore paternelle, soit de « l’intégration d’une parole qui permette au désir de trouver sa place pour le sujet [8]», une parole autre qui vient prendre la place primitive du rapport de parole à la mère.

Lacan ajoute encore que c’est « une façon d’exprimer ce qui est enseigné depuis toujours, que c’est à travers l’Œdipe que le désir génital est assumé et vient prendre sa place dans l’économie subjective »[9]. Il s’agit donc aussi du moment de la sexuation, ou plutôt de la génitalisation comme le dit Lacan à cette époque, celui de l’assomption de son propre sexe –à savoir « le fait qu’un homme assume son type viril et que la femme s’identifie à ses fonctions de femme. »

Voyons maintenant comment tout ce processus de subjectivation et de génitalisation au temps oedipien est figuré sur le graphe.

Je pense qu’on peut le représenter par l’édification de l’étage supérieur et c’est en le gravissant qu’on franchit l’Œdipe. Pour le dire autrement, « normalement, les deux lignes s’interchangent » grâce à l’intervention de la fonction paternelle, ce qui doit consacrer le franchissement de l’Œdipe. Toutefois, ajoute Lacan, « du seul fait qu’elles doivent s’interchanger, il arrive dans l’intervalle toutes sortes d’accidents »[10]

Nous y voilà car c’est ici que se situent « les éléments de carence que l’on trouve toujours chez l’hystérique[11] », au point justement où se met en place la dialectique de la demande et du désir avec l’introduction d’une parole Autre, au point aussi où il s’agit pour le sujet de se reconnaître comme homme ou comme femme.

Dans cette perspective, l’hystérique serait donc celle qui a du mal à franchir ce stade, à décoller de la demande. Et en effet, ne sommes-nous pas familiers avec cette « entière soumission voire abnégation » de l’hystérique par rapport à la demande ? L’hystérique, nous dit même Lacan, « est précisément le sujet à qui il est difficile d’établir avec la constitution de l’Autre en tant que grand Autre, porteur du signe parlé, une relation lui permettant de garder sa place de sujet »[12].

D’où cette exigence, cette nécessité pour elle de se créer un désir au-delà, et de le conserver pour ne pas être aspirée dans le gouffre de la demande. Mais cet espace du désir ne peut se maintenir que par l’artifice d’un montage précaire, la construction hystérique, qui ne doit sa stabilité qu’au maintien des identifications, support imaginaire du désir. Que ces identifications basculent et c’est toute la construction qui menace de s’effondrer.

La menace qui pèse alors sur l’hystérique est celle de l’écrasement d’un désir dont elle ne jouit que par procuration à travers le jeu des identifications imaginaires ; la menace du ravalement de ce désir au niveau de la demande où notre hystérique est restée aliénée. Demande au père, demande d’amour au père –et en deçà demande adressée à la mère, si toute demande garde l’empreinte de la demande originaire adressée à l’Autre maternel. Nous avons vu en effet que la demande se structure dans la relation à la mère préoedipienne.

II. Lien préoedipien et hystérie :

On pourrait s’interroger ici sur la nature du lien primordial de Dora à sa mère, sans doute une relation catastrophique pour que la jeune fille soit restée aliénée à une demande si exclusive –« elle exige purement et simplement que son père ne s’occupe que d’elle[13] ».

Or, souvenons-nous avec Freud que cette exclusivité est le propre de la demande d’amour originelle : « l’amour infantile est sans mesure », écrit-il, « il réclame l’exclusivité et ne se contente pas de fragments »[14]. Et il ajoute que « la forte dépendance de la femme vis-à-vis de son père ne fait que recueillir la succession d’un lien à la mère aussi fort. »[15]

Notons en outre que cette demande d’amour de Dora, si impérieuse après la scène du lac, n’a d’égal que son déchaînement agressif avec son cortège de reproches. Là encore, sa fureur s’adresse apparemment de façon privilégiée à son père, mais derrière, en deçà ou au-delà, sa mère aussi est en ligne de mire. Reproches et rancune de la fillette s’adressent en effet d’abord et principalement à la mère au moment de la rencontre avec la castration qui vient cristalliser toute la haine née des frustrations antérieures.

Freud l’avait repéré, et Lacan le reprend explicitement dans ce séminaire : après avoir rappelé que le complexe de castration est introduit pour les deux sexes avec la découverte de la castration de l’Autre maternel, il ajoute que « la petite fille réunit cette aperception [ de la castration ] avec ce dont la mère l’a frustrée. Ce qui est perçu dans la mère comme castration l’est d’abord sous la forme d’un reproche à la mère. Cette rancune vient alors s’ajouter à celles qu’on pu faire naître les frustrations antérieures. C’est sous ce mode que se présente d’abord pour la fille, Freud y insiste, le complexe de castration. Le père ne vient ici qu’en position de remplacement pour ce dont elle se trouve d’abord frustrée, et c’est pourquoi elle passe au plan de l’expérience de la privation. »[16]

Sans vouloir tout ramener à la relation maternelle je tenais quand même à insister sur un aspect trop souvent négligé tant on a coutume de considérer la femme hystérique seulement dans le rapport à son père, à la défaillance du père, à la demande d’amour au père, etc.

Or, dans son fameux texte sur la sexualité féminité, Freud lui-même revient sur sa théorie exclusivement oedipienne de l’hystérie féminine en l’éclairant sous un angle nouveau: « il semble nécessaire de revenir sur l’universalité de la thèse selon laquelle le complexe d’Œdipe est le noyau des névroses », dit-il. Et quelles lignes plus loin, il ajoute cette remarque dont l’incidence théorico-clinique me semble essentielle : « je soupçonne qu’il y a une relation particulièrement étroite entre la phase du lien à la mère et l’étiologie de l’hystérie »[17] En outre, c’est dans la dépendance primitive de la fillette vis-à-vis de la mère que Freud décèle « le germe de la paranoïa ultérieure de la femme ».

Je pense que ces révélations tardives sur l’hystérie féminine doivent être remises à l’honneur d’autant qu’elles sont tous les jours validées par la clinique. De plus, ce rapprochement qu’opère Freud entre hystérie et lien primitif à la mère peut nous guider dans nos lectures de Dora, et notamment ici dans ce passage que nous étudions où il est principalement question de la dépendance de l’hystérique, de son aliénation à la demande, de sa difficulté à se maintenir dans une position de sujet, et corrélativement de sa difficulté à conquérir le champ de sa féminité.

Quoiqu’il en soit, pour Dora, ce « retour au niveau primitif de la demande » qu’évoque Lacan signe à mon sens la résurgence du lien préoedipien à la mère qui, nous l’avons vu, structure la demande originaire et affecte par conséquent toute demande ultérieure. En tout cas, ce retour au niveau primitif de la demande met Dora dans une position régressive qui fait barrage à sa féminité.

III. L’absence maternelle

Pour conclure provisoirement, j’aimerais réagir ici sur la soi-disant absence de la mère de Dora pointée par Lacan : « On ne parle absolument pas de la mère. Vous avez peut-être remarqué qu’elle est complètement absente du cas ».[18] Ceci n’est pas tout à fait exact, me semble-t-il. Cette observation serait à nuancer.

Certes Freud règle le cas de la mère de façon plutôt expéditive en brossant d’elle un portrait aussi antipathique qu’il est succinct, celui d’une femme peu instruite, inintelligente, obsédée par le ménage et particulièrement inaffective avec Dora. Et Freud ne semble pas juger nécessaire de lui accorder plus d’importance.

Mais, curieusement absente de l’intérêt clinique de Freud, la mère de Dora n’en reste pas moins très présente dans l’écriture du cas. Eclipsée de la scène, elle fait retour, insistante, dans les rêves, les symptômes, dans la trame du discours de Dora et dans le compte-rendu freudien. En témoignent de façon exemplaire les deux rêves de Dora dont l’interprétation constitue le noyau du cas et où cette mère absente est pourtant un signifiant omniprésent.

Ses apparitions dans la cure, à la fois nombreuses mais, au regard de celles du père, si discrètes car trop rarement ou plutôt trop rapidement interprétées manifestent-elles ce retour du refoulé resté inanalysé par Freud, ce qui pourrait en partie expliquer l’échec de cette cure ? Freud avait d’ailleurs reconnu en 1931 sa difficulté à analyser le lien mère-fille : « Tout ce qui touche au domaine de ce premier lien à la mère m’a paru difficile à saisir analytiquement, blanchi par les ans, semblable à une ombre à peine capable de revivre, comme s’il avait été soumis à un refoulement particulièrement inexorable. »[19]

Or, ne constate-t-on pas aussi le même écueil chez Lacan ? « On ne parle absolument pas de la mère », dit-il. Mais qui est ce « on » ? Dora ? Son père ? Freud ?...ou Lacan lui-même ?

Quoiqu’il en soit, l’absence maternelle que note Lacan se situerait donc plutôt à un autre niveau. Ne pourrait-on parler d’une absence de féminité et d’une absence de la fonction maternelle ? La mère de Dora est en effet absente comme femme désirée par son mari –« ma femme n’est rien pour moi », avoue à Freud le père de Dora– mais aussi absente comme femme désirante –elle semble avoir abdiqué sa féminité pour la jouissance du ménage– et absente enfin comme mère pour Dora.

A l’instar de Freud, et à la lumière de ce rapprochement entre hystérie et lien maternel, je serais donc tentée de mettre en rapport « les éléments de carence qu’on trouve toujours chez l’hystérique » avec la relation à la mère, absente dans le cas Dora –dans le sens où nous avons défini cette absence.

Au fond, je n’ai fait là que suivre le Freud des années 30 pour essayer de rétablir une articulation peu explicite dans cette séance des Formations de l’inconscient entre les éléments de carence dans l’hystérie, l’absence de la mère et l’aliénation de l’hystérique à la demande.

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[1][1]

[2] Je vous renvoie à mon précédent texte, au paragraphe sur l’espace du désir et les identifications masculines.

[3] Au niveau de cette ligne, on trouve d, le désir de l’Autre –celui du père en l’occurrence, un désir insatisfait, barré, un désir au-delà. Comme sujet hystérique, Dora se soutient en face de ce désir, dans un rapport d’identification au petit autre imaginaire, M.K, comme nous l’indique la formule : grand S barré poinçon petit a.

[4] Ici Lacan préfère à ce terme celui de prégénital : cette « […] période que l’on appelle à tort ou à raison préoedipienne, et, assurément à raison prégénitale » (p.358) Pour ma part, j’opterais pour l’adjectif « préoedipien » qui met en relief le lien exclusif à la mère. En effet, ce terme a été introduit par Freud pour définir cette phase primitive de la sexualité féminine où la relation mère-fille est déterminante. Dans notre contexte, il me semble alors tout à fait pertinent de l’employer.

[5] P.342.

[6] Idem, p.342.

[7] P. 359

[8] P. 367.

[9] P. 359.

[10] P. 368.

[11] P. 368.

[12] P. 364

[13] P.369.

[14] FREUD, « Sur la sexualité féminine », in La vie sexuelle, PUF, p. 144.

[15] Idem, P. 141.

[16] Les formations de l’inconscient, P. 349.

[17] FREUD, « Sur la sexualité féminine », in La vie sexuelle, p. 141.

[18] Les formations de l’inconscient, P. 368.

[19] Freud, « la sexualité féminine », p. 140.