La métaphore
paternelle
I
La gerbe de Booz,
celle qui n'était ni avare ni haineuse
( séance du 15 janvier
1958)
Liliane
Fainsilber

Je vous propose donc
de relire ces trois séances du 15, 22 et 29 janvier 1958 que Lacan
consacre à la métaphore paternelle, dont la première où il évoque ce poème
de Victor Hugo :
" Comme dormait Jacob,
comme dormait Judith, Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée
; Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée Au-dessus de sa tête,
un songe en descendit.
Et ce songe était tel,
que Booz vit un chêne Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel
bleu ; Une race y montait comme une longue chaîne ; Un roi chantait
en bas, en haut mourait un dieu.
Et Booz murmurait avec
la voix de l'âme : " Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt
? Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt, Et je n'ai pas de
fils, et je n'ai plus de femme ".
N'est-il pas
surprenant que pour évoquer les mystères de la paternité, on se réfère à
un homme ayant depuis longtemps passé l'âge de procréer et non pas à un
homme dans la fleur de l'âge ? Il en est de même dans l'histoire biblique
d'Abraham et de Sarah. Tous deux sont également très âgés lorsqu'ils
donnent naissance à une fabuleuse généalogie. N'est-ce pas pour évoquer
l'importance de la lignée, celle de ses ancêtres ?
Par exception,
Lacan donne un titre à cette séance du 15 janvier, celui de métaphore
paternelle. Il annonce, dans le même mouvement, que dans la suite de ce
séminaire " Les formations de l'inconscient ", il compte aborder " les
questions de structure, c'est-à-dire pour appeler les choses simplement,
des questions qui essaient de mettre les choses en place, les choses dont
vous parlez tous les jours et dans lesquelles vous vous embrouillez tous
les jours d'une façon qui finit par ne plus vous gêner. " Parmi ces
choses dans lesquelles on s'embrouille à coup sûr, une des plus importante
est celle de la fonction du père dans la psychanalyse. Et dès qu'il
introduit ce terme, " la fonction du père " il semble le mettre en
réserve, en litige, par cette remarque : " la fonction du père, comme on
dirait, en termes de relation inter-humaine ". Ceci peut s'éclairer
par le fait que déjà dans le séminaire des psychoses, il parlait du
signifiant du père. Cette fois-ci, franchissant un pas de plus, il parle
de métaphore paternelle, prenant résolument appui sur la linguistique, ou
plus exactement sur l'usage qu'il compte faire de la linguistique. Car
déjà, des rapports du signifiant au signifié, il a modifié le schéma de
Saussure tout d'abord avec ce qu'il a appelé le point de capiton pour
décrire la façon dont le signifiant " embroche le signifié ", puis avec ce
qui est son successeur, un successeur plus perfectionné, le graphe du
désir.
C'est donc avec ce
graphe du désir qu'il compte parler de ces questions de structure et de
métaphore paternelle. C'est au point gamma, du message que cette métaphore
va agir. Il nous reste à voir comment Lacan la met en place. Mais il
commence par parcourir tout ce qui s'est déjà dit, ce qui a été découvert
et expérimenté de cette fonction du père dans la psychanalyse, pour
démontrer la nécessité de l'aborder par ce biais de la métaphore
paternelle afin de pouvoir s'y retrouver.
Avant d'avancer dans
cette lecture, il est judicieux de lire ou de relire ce que Lacan raconte
de ces deux figures de style que sont la métaphore et la métonymie dans
une conférence du 9 mai 1957 " L'instance de la lettre dans l'inconscient
". Il en donne deux exemples, celui de la métonymie est classique, ce
sont les trente voiles qui voilent la présence de la flotte, celle de
trente bateaux. C'est une substitution entre deux termes contigus. La plus
commune étant celle de la partie prise pour le tout ou du contenant pour
le contenu : boire un verre. Pour la métaphore, il choisit justement
un vers de Victor Hugo qui évoque la paternité, dans son célèbre poème "
Booz était endormi… ". " Sa gerbe - il s'agit de celle de Booz -
n'était ni avare ni haineuse… " Je reprends de ce texte quelques
éléments concernant la métaphore : " … la poésie moderne et l'école
surréaliste nous ont fait faire ici un grand pas, en démontrant que toute
conjonction de deux signifiants serait équivalente pour constituer une
métaphore, si la condition du plus grand disparate des images signifiées
n'était exigée pour la production de l'étincelle poétique, autrement dit
pour que la création métaphorique ai lieu. " En voici un exemple
démonstratif : " L'amour est un caillou riant dans le soleil "
Techniquement
l'étincelle créatrice " jaillit entre deux signifiants dont l'un s'est
substitué à l'autre en prenant sa place dans la chaîne signifiante, le
signifiant occulté restant présent de sa connexion " métonymique " au
reste de la chaîne. " Exemple : Booz, évincé du contenu de la phrase,
puisque c'est le mot gerbe qui a pris sa place, n'est reste pas moins
présent grâce au " sa " de sa gerbe qui se réfère donc à lui . Cette
présence occulte du signifiant élidé mérite d'être bien repérée car nous
en aurons besoin quand nous aurons vu comment fonctionne la métaphore
paternelle en tenant compte du fait que ce qu'il en est du désir de la
mère ne se laisse pas pour autant réduire à néant. Il continue à être pris
en compte.
Un passage de ce
texte, " L'instance de la lettre dans l'inconscient ", ainsi que la poésie
de Victor Hugo, " Booz endormi ", constitue une introduction de ce que
Lacan élabore concernant la métaphore paternelle. Je le mets donc ici en
exergue : " Dans le vers de Hugo, il est manifeste qu'il ne jaillit
pas la moindre lumière de l'attestation qu'une gerbe ne soit pas avare ni
haineuse, pour la raison qu'il n'est pas question qu'elle ait le mérite
plus que le démérite de ces attributs, l'un et l'autre étant avec elle
propriétés de Booz qui les exerce à disposer d'elle, sans lui faire part
de ses sentiments. Si sa gerbe renvoie à Booz, comme c'est bien le cas
pourtant, c'est de se substituer à lui dans la chaîne signifiante, à la
place même qui l'attendait d'être exhaussée d'un degré par le déblaiement
de l'avarice et de la haine… Mais une fois que sa gerbe a ainsi usurpé
sa place, Booz ne saurait y revenir, le mince fil du petit sa qui l'y
rattache, y étant un obstacle de plus à lier ce retour d'un titre de
possession qui le retiendrait au sein de l'avarice et de la haine. Sa
générosité affirmée se voit réduite à moins que rien par la munificence de
la gerbe … Mais si dans cette profusion le donateur a disparu avec le don,
c'est pour resurgir dans ce qui entoure la figure où il s'est annihilé.
Car c'est le rayonnement de la fécondité, - qui annonce la surprise que
célèbre le poème, à savoir la promesse que le vieillard va recevoir dans
un contexte sacré de son avènement à la paternité. C'est donc entre le
signifiant du nom propre d'un homme et celui qui l'abolit
métaphoriquement, que se produit l'étincelle poétique, ici d'autant plus
efficace à réaliser la signification de la paternité qu'elle reproduit
l'événement mythique où Freud a reconstruit le cheminement, dans
l'inconscient de tout homme, du mystère paternel".
Quoiqu'il en soit,
Lacan va donc repartir du texte freudien et de ce qui constitue l'armature
de la psychanalyse, ce autour de quoi s'ordonne toute son expérience, la
traversée de L'Œdipe. Il va en repérer trois temps logiques.
Je ne fais que les
présenter ici :
Le premier temps où
l'enfant tente de s'identifier à ce qui est l'objet du désir de la mère,
il désire être désiré, il désir être son objet phallique. Le second
temps, que Lacan va décrire comme un point nodal, point d'organisation des
trois structures analytiques, névrose, psychose et perversion. C'esty en
effet un temps où le père doit intervenir pour priver la mère de son objet
phallique imaginaire et donc l'élever au rand de signifiant, mais aussi
chasser l'enfant de cette position d'objet de la mère. Selon chacune
des structures en cause, cette étape est plus ou moins franchie. Le
troisième temps enfin où le père se fait préférer à la mère comme étant
celui qui l'a. Qu'il l'ait, c'est le moment d'en faire la preuve.
C'est alors que le garçon s'identifie à celui qui en a les insignes,
les insignes virils, tandis que pour la fille (c'est Lacan qui le dit )
c'est beaucoup plus simple, elle sait où aller le trouver. Elle n'a pas à
la chercher bien loin, mais en tout cas pas sur son propre corps. De ce
point de vue là, c'est sans espoir, ça ne poussera pas.
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