Métaphore paternelle
VI

Les trois temps logiques de l'Œdipe
Dans lesquels intervient la métaphore paternelle

(Séance du 22 janvier 1958)

Liliane Fainsilber

 

Lacan revient au moins trois fois sur ces trois temps de l'Œdipe, dans cette même séance du 22 janvier du séminaire des formations de l'inconscient. Il semble qu'il se répète mais il n'en est rien car dans les faits il rajoute, à chaque fois, quelque chose de plus.
Et ce n'est pas fini, puisqu'il les reprend dans la séance qui suit, celle du 29 janvier.

Ces trois temps sont
1 - Celui où l'enfant se trouve entièrement soumis au désir de sa mère, comme assujet, en tant qu'il essaie de coïncider à l'objet métonymique de la mère, à être son phallus.

2 - Au second temps, le père intervient pour priver la mère de cet objet phallique et donc d'élever ce phallus au rang de signifiant. Dans le même temps, l'enfant est lui chassé de cette position d'objet métonymique de la mère. Ceci est posé en principe parce que dans les faits, Lacan décrit ce temps comme le point nodal d'organisation des trois structures, névroses, psychoses et perversions, dans la mesure où l'enfant refuse d'être éjecté de cette position.

Il maintient donc cette position mais dans le même temps érige des symptômes pour s'en défendre, c'est-à-dire pour réussir à maintenir l'espace de son désir. Vanessa a décrit les moyens utilisés par Dora et Lacan, parle plusieurs fois dans ces chapitres consacrés à la métaphore paternelle, de la position du Petit Hans pris dans le désir de sa mère.

3 - Au troisième temps, mais ceci supposerait donc que le second temps a été au moins en partie franchi [c'est en tout cas ce qu'il indique à propos du Petit Hans, puisqu'il suggère que les deux temps, deux et trois, ont été pour lui, en partie, manqués ] ce dont le père a privé la mère, il faut qu'il apporte la preuve qu'il est capable de le donner parce qu'il l'a.

Mais ce que j'ai repéré dans ma nouvelle et énième lecture de ce chapitre, c'est le fait que même s'il y a une identification symbolique dite idéal du moi, ou insignes du père, qui donne en quelque sorte au garçon ses titres de virilité, c'est quand même au père réel, en tant que compagnon de la mère, celui qui, disons le mot, la fait jouir, que l'enfant peut aussi s'identifier pour plus tard.

Mais il faut pour pouvoir le repérer reprendre la façon dont Lacan utilise le graphe du désir pour décrire ces trois temps de l'Œdipe et comment la métaphore paternelle y agit.


Bon, ceci dit, j'ai donc continué à lire ligne à ligne ce chapitre. Comme il faut reconstituer ce graphe à partir du texte, sans savoir ce que Lacan en avait mis au tableau je ne fais que proposer la reconstitution que j'en ai faite. Elle peut être soumise à révision.

Le " graphe bleu " du désir à l'œuvre

Le graphe bleu ou graphe de l'Autre apparaît pour la première fois dans la séance du 18 décembre 1957. Je l'ai baptisé graphe bleu, pour le distinguer du graphe noir du petit sujet infans, tout simplement parce que Lacan, selon son dire, l'avait dessiné en bleu.
Avec ce graphe bleu, Lacan nous explique que pour que l'Autre puisse reconnaître le trait d'esprit, le reconnaître comme étant une nouveauté par rapport au code, il faut qu'il soit construit pareil que le sujet, qu'il ait notamment des besoins et qu'il sache à quel point ces besoins laissent des plumes en chemin à devoir passer par la demande, c'est-à-dire d'être formulés en mots.
Pour décrire donc ce fait, Lacan construit deux graphes superposés l'un à l'autre, un doublon, le graphe du sujet et le graphe de l'Autre. Pour qu'un trait d'esprit soit authentifié par l'Autre, il faut qu'il passe par le graphe de l'Autre avant de revenir au point du message, pour provoquer un rire partagé, celui de l'auteur du trait d'esprit et celui qui le recueille, qui l'authentifie.

Mais théoriquement le trait d'esprit étant fait pour être raconté, il se transmet ainsi de graphes en graphes à l'infini.

Le graphe bleu devient le graphe du désir de la mère

Pour démontrer comment il faut que l'enfant accepte que la mère soit par le père privée du phallus, qu'il soit donc érigé au titre de phallus symbolique, il faut que la mère tienne compte de la parole du père.
Il va donc utiliser ce même graphe bleu, graphe de l'Autre, pour décrire ce qui se passe entre la mère, comme première Autre, et l'enfant, cette mère, cet objet primordial, qui est construite exactement comme le sujet et comment cette Autre elle-même se réfère à un Autre qui est le père, un Autre à qui elle adresse, à son tour, ses demandes, auquel donc elle se réfère.

Nous pouvons donc reprendre cette séance du 22 janvier 1958 :

" C'est ici que se révèle la non-inutilité du petit schéma que je vous ai commenté pendant le premier trimestre…
Je vous rappelle ce à quoi il faut toujours revenir que c'est parce que l'intention, je veux dire le désir passé à l'état de demande chez le sujet a traversé quelque chose qui d'ores et déjà est constitué - à savoir que pour ce à quoi il s'adresse, nommément son objet, son objet primordial la mère, le désir est quelque chose qui s'articule, et en quelque manière… toute son entrée dans le monde… un monde où règne la parole qui soumet le désir de chacun à la loi du désir de l'Autre - de ce seul fait, en tant qu'il franchit plus ou moins heureusement la ligne de la chaîne signifiante - la chaîne horizontale -la demande du jeune sujet, la première épreuve qu'il fait de sa relation au premier Autre, la mère, en tant qu'il l'a déjà symbolisée, qu'il s'adresse à elle, c'est donc en tant que sa demande à traversé la chaîne signifiante qu'elle peut se faire valoir auprès de l'objet maternel. La demande emprunte les mêmes circuits que ceux du trait d'esprit, notamment fait un détour par l'objet métonymique de la mère avant de venir rejoindre au point du message la chaîne intentionnelle du discours, celle au moyen duquel l'enfant exprime ses besoins mais en les faisant passer par les contraintes de la parole.

La symbolisation de l'objet primordial et l'enfant " assujet "

Donc premier point acquis, le désir passé à l'état de demande s'adresse à l'objet maternel pour autant qu'il l'a déjà symbolisé, c'est-à-dire qu'il fait d'elle un sujet, un sujet construit pareil que le sujet.

" Dans cette mesure, l'enfant qui a constitué sa mère comme sujet par fondement de la première symbolisation elle-même, se trouve entièrement soumis à ce que nous pouvons appeler mais uniquement pas anticipation sa " loi " mais ce n'est qu'une métaphore, il faut la déplier.
Mais attention c'est une loi incontrôlée. La mère peut faire la pluie et le beau temps. " Cette loi est tout entière dans le sujet qui la supporte, à savoir le bon et le mauvais vouloir de la mère, la bonne ou la mauvaise mère ".

Et voici que Lacan introduit la question du sujet, de la mère devenue sujet par cette formule :
" Il n'y a pas de sujet s'il n'y a pas de signifiant qui le fonde ". Cette définition annonce donc cette autre formulation : " le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ".

Comment être libéré de sa position d'assujet par le père ?

Dans la mesure où l'enfant a symbolisé cet objet primordial, cet objet maternel, il en est fait sujet, et par rapport à ce sujet, l'enfant, celui d'où émane la demande, celui où se forme le désir… l'enfant s'ébauche comme " assujet ". C'est un " assujet " parce qu'il s'éprouve et se sent profondément assujetti au caprice de ce dont il dépend… "

Quand le petit Hans appelle le plombier à la rescousse, à la place du père, c'est pour qu'il l'aide à se désasujettir.
Il est nécessaire que quelque chose apparaisse pour que l'enfant ne soit pas simplement un assujet, c'est-à-dire entièrement pris dans le désir de sa mère.
Cette mère " a un certain rapport… qui est rapport au père et chacun s'est aperçu que ces rapports au père dépendent de bien des choses. L'expérience nous a prouvé, comme on dit, que le père ne joue pas son rôle… ce n'est pas tellement des rapports de la mère au père au sens vague, dont il s'agit… Ici nous arrivons à ce qui s'appelle les liens d'amour et de respect… il s'agit d'un moment qui doit être vécu comme tel et qui concerne non pas seulement de la personne de la mère avec la personne du père, mais de la mère avec la parole du père, avec le père en tant que ce qu'il dit n'est pas absolument équivalent à rien, avec la fonction dans laquelle, le Nom du père intervient, seul signifiant du père, la parole articulée du père, la loi en tant que le père est dans un rapport plus ou moins intime avec elle. "

Le père dans son rapport à la loi

C'est avec le rapport du père à la loi, que Lacan rejoint ce qu'il avait énoncé la séance d'avant, la question de la normalité du père du côté de la névrose ou de la psychose.
Donc il y a trois niveaux, le père en tant que signifiant, le père dans la parole de la mère et le père dans son rapport à la loi.

J'évoque ici, pour compléter cette approche, ce que Lacan écrit dans question préliminaire à tout traitement possible de la psychose.
" Ce sur quoi nous voulons insister, c'est que ce n'est pas uniquement de la façon dont la mère s'accommode de la personne du père, qu'il conviendrait de s'occuper, mais du cas qu'elle fait de sa parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu'elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi.
Plus loin encore, la relation au père à cette loi doit-elle être considérée en elle-même, car on y trouvera les raisons de ce paradoxe, par quoi les effets ravageants de la figure paternelle s'observent avec une particulière fréquence où le père a réellement la fonction de législateur ou s'en prévaut… "
Tout ceci pour évoquer le fait qu'il peut y intervenir en position d'imposture et de mensonge.


Je reprends, à nouveau, dans le texte de la séance :
" En d'autres termes, le rapport dans lequel la mère fonde le père comme le médiateur de quelque chose qui est au-delà de sa loi à elle et de son caprice et qui est purement et simplement la loi comme telle, le père donc en tant que Nom-du-Père… c'est en cela qu'il est accepté par l'enfant comme étant celui qui prive ou qui ne prive pas la mère de l'objet de son désir.
Pour rendre compte de ce renvoi de la mère à la loi du père, Lacan dessinera un troisième graphe

 

 

 

 

La loi du père et le père en chair et en os qui apparaît enfin comme compagnon de la mère


Une fois cette étape franchie, le père peut donner à la mère ce qu'elle désire, peut le donner parce qu'il l'a et qu'il se produit la relation du père, comme petit autre, avec l'ego de la mère et l'objet de son désir. C'est à ce père comme compagnon de la mère à quoi l'enfant peut s'identifier - au niveau inférieur, imaginaire entre la mère et son petit autre (entre béta et béta') - en tant qu'homme ou tout au moins en tant que futur homme.
Mais cette séance n'est pas terminée et je continue donc à la lire…

C'est important de repérer cette identification sur le petit circuit imaginaire entre le moi de la mère et son petit autre qu'est le père, parce que ça simplifie considérablement l'approche de l'identification de la petite fille à sa mère, quand Lacan nous dit qu'elle sait où le trouver ce phallus et qu'elle n'a pas à faire cette identification virile, si on se réfère en effet à ce circuit imaginaire, c'est en face d'elle et de sa mère, que son père et son futur compagnon, l'ont et peuvent le lui donner.

 


Pour Dora, le père ne peut pas le donner, mais, même au second temps, il y a quelque chose de déjà raté. Si Dora reste deux heures en adoration devant la Madone, et si elle s'extasie sur la beauté de Madame K., sur la blancheur de son corps, sur tous ses charmes, c'est bien parce qu'elle n'est pas privée, à ses yeux, de son objet phallique. D'ailleurs son second rêve, rêve d'exploration anatomique en témoigne. Elle a vu, mais elle a oublié de le raconter à Freud la première fois où elle raconte son rêve, elle a vu un grand monument érigé en plein milieu d'une place.
Pour le petit Hans, même topo. Les deux temps sont un peu bancals. Il reste pris dans le désir de sa mère pour le second temps, et pour le troisième, Lacan suggère (dans le séminaire de la relation d'objet) que la mère est déjà occupée ailleurs. Il le déduit des interrogations pressantes du père sur les activités de la journée du Petit Hans sorti avec sa mère : " Mais qu'est-ce que vous avez fait, où avez-vous été ? "
Ce qu'en dit Freud lui donne raison. Il indique en effet à la fin du texte du Petit Hans, que ses parents ont divorcé et qu'il a été séparé de sa petite sœur, Anna.


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