I. L’Œdipe féminin et l’assomption de la féminité

Vanessa Brassier

 

 

Je ne reviendrai pas ici sur les trois temps de l’Œdipe chez la petite fille, mais je voudrais m’arrêter sur ce qui en serait l’issue satisfaisante et sur les difficultés inévitables rencontrées sur la voie de l’identification féminine. Cette mise au point devrait nous permettre de situer l’issue hystérique comme impasse de la position féminine.

La question de l’assomption de la féminité est un point particulièrement épineux, et bien que Lacan soutienne dans Les formations de l’inconscient que la troisième étape est pour la fillette beaucoup plus simple[1] que pour le garçon « parce que le père n’a pas de mal à se faire préférer à la mère comme porteur du phallus[2] », ça ne résout pas pour autant le problème de sa sexuation, de l’accès à sa féminité.

Je trouve Lacan peu explicite sur ce qui serait pour la fille une sortie satisfaisante de l’Œdipe : elle sait où est le phallus, elle va le chercher là où il est, c’est-à-dire au côté du père, nous dit-il. Soit, mais ça n’indique pas grand-chose de la position féminine comme telle, d’un désir proprement féminin, ici réduit au Penisneid.

Sans doute, l’embarras manifeste de Lacan à théoriser ici l’Œdipe féminin témoigne-t-il de cette impasse structurelle de la féminité qu’il conceptualisera bien plus tard, notamment dans le Séminaire Encore. Nous en connaissons les formules, devenues ritournelles : « La femme n’existe pas », « il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots »[3], etc.

Mais dès l’année 1957-58, dans ce séminaire sur Les formations de l’Inconscient, et même avant d’ailleurs, Lacan semble déjà entrevoir ce point de structure. Si le garçon trouve une issue « normativante » à l’Œdipe dans l’identification virile au père, qu’en est-il de la fille ? Lacan a beau nous dire que, pour la fille, ça va tout seul, qu’ « elle n’a pas à faire cette identification, ni à garder ce titre à la virilité[4] », c’est sous une forme négative qu’il nous présente l’issue soi-disant facile de l’Œdipe féminin. Contrairement au garçon, la fille n’a pas à arrimer son identité de femme à l’identification phallique proposée par le père. Mais du coup, la question de son identité féminine reste en rade : la métaphore paternelle ne lui offre en effet aucune solution satisfaisante, aucun trait, aucun signifiant capable de lui garantir son identité sexuelle, de l’identifier comme femme.

Souvenons-nous du Séminaire sur Les psychoses, où Lacan pointait déjà l’absence de signifiant de la féminité dans l’inconscient. Je le mentionne ici, car Lacan y développait de façon plus claire et plus précise à mon sens la question de l’impasse oedipienne chez la fillette, sa difficulté structurale à accéder à une identification féminine. Reprenons ici le fil de son argumentation :

« Il n’y a pas à proprement parler, dirons nous, de symbolisation du sexe de la femme comme tel. (…) L’imaginaire ne fournit qu’une absence là où il y a ailleurs un symbole très prévalent.[5] » Et c’est en raison de cette prévalence imaginaire de la Gestalt phallique que la fille sera contrainte d’emprunter un détour par l’identification au père, donc de « prendre pour base de son identification l’image de l’autre sexe »[6].

Lacan ajoute ici qu’afin que la « position sexuelle » se réalise, il faut qu’elle soit « arrachée » au domaine de l’imaginaire pour accéder au symbolique. Il est question sans doute de la voie du complexe de castration, avec l’acceptation de la différence sexuelle et l’assomption de l’identité sexuée du sujet. « C’est, dit-il, à la symbolisation qu’est soumise, comme une exigence essentielle, la réalisation génitale –que l’homme se virilise, que la femme accepte sa fonction féminine. »[7]

Mais quelle est-elle cette « fonction féminine » et par quelle voie la femme en devenir pourrait-elle l’accepter ? Les seuls éléments dont nous disposons ici sur la sexuation féminine nous indiquent au contraire en quoi l’assomption de la féminité est si problématique. La réalisation symbolique, nous dit Lacan, serait en effet « beaucoup plus compliquée » pour la femme en raison de ce trou dans le matériel signifiant, de cette impossibilité de symboliser l’organe féminin comme tel.

Dans le rapport de la femme à son être, il restera donc toujours un point « inassimilable » qui ne pourra jamais être subjectivé. C’est pourquoi la fameuse question hystérique « qu’est-ce qu’une femme ? » concerne chacune, chaque femme, dans son identité : la femme est métaphysicienne[8] –de structure. Mais nous dit Lacan, si le détour par la question de son être est nécessaire, inévitable même, son dépassement est toutefois requis pour accéder à la féminité. D’où le paradoxe, puisque « devenir femme et s’interroger sur ce qu’est une femme sont deux choses essentiellement différentes je dirai même plus –c’est parce qu’on ne le devient pas qu’on s’interroge et, jusqu’à un certain point, s’interroger est le contraire de le devenir.[9] »

L’hystérique serait donc celle qui s’interroge sur la femme et n’en finit pas de s’interroger –au point de ne pas le devenir. Et elle aborde sa question par la voie « la plus courte », celle de l’identification au père qu’elle n’a pas dépassée, ou plutôt qu’elle n’a pu tout à fait arracher de l’imaginaire pour la situer au niveau symbolique –franchissement qui l’aurait mise sur la voie de l’acceptation de la castration, c’est-à-dire de la subjectivation du manque. Tel est, je crois, le sens de cet « arrachement » au domaine de l’Imaginaire qui permet l’accès au symbolique. Et pour une fille, c’est dans le rapport au père, au désir du père que la subjectivation du manque peut être possible : à défaut d’avoir le phallus –identification imaginaire au père–, une fille pourra chercher à l’être pour le désir masculin –identification symbolique à l’objet du désir de l’homme.

On entrevoit mieux ici à quelle impasse la future femme est confrontée sur le chemin de la féminité et comment l’hystérie peut être pour elle une issue « avantageuse ». En effet, nous dit Lacan, « le désavantage où se trouve la femme quant à l’accès à l’identité de son propre sexe, quant à la sexualisation de son propre sexe comme tel, se retourne dans l’hystérie en un avantage, grâce à l’identification imaginaire au père, qui lui est parfaitement accessible, en raison spécialement de sa place dans la composition de l’Œdipe »[10] C’est ce qui fait dire à Lacan que l’hystérie féminine présente une « simplicité structurale » qui confère à cette position névrotique sa stabilité : il serait plus aisée pour la femme de s’engager dans l’hystérie –et d’y rester- que d’emprunter la voie hasardeuse de la féminité.

D’autant que sur ce dernier point, concernant la féminité, Lacan reste obscur : « une féminité, dit-il, une vraie féminité, a toujours un peu une dimension d’alibi. Les vraies femmes, ça a toujours quelque chose d’un peu égaré.[11] » Mais qu’est-ce qu’une « vraie femme » ? A quelle éventuelle identification devrait-elle ce statut ? N’est-ce pas en tout cas au titre du renoncement à l’identification virile –celle du complexe de masculinité largement développé ici par Lacan – qu’elle peut espérer accéder à cette véracité…au prix de l’égarement ?

Dans les méandres de notre questionnement sur le chemin à parcourir pour « devenir femme » et plus encore une « vraie femme », Lacan nous égare un peu plus quand, quelques leçons après, il évoque le « dilemme insoluble » de la femme concernant son identification et son être sexués ; le dilemme insoluble de la femme déchirée entre une satisfaction seulement substitutive et un désir qui tout en consacrant sa féminité –dans le domaine du paraître- l’exclut de son être. Reprenons ici les termes du dilemme :

La première voie où s’engagerait la féminité selon Lacan serait celle de la satisfaction du Penisneid qu’on pourrait traduire en terme de jouissance phallique puisque les objets visés, pénis et enfant, s’offrent comme des substituts du phallus manquant, érigés même au rang de « fétiches », précise Lacan. « Pour ce qui est de trouver sa satisfaction il y a d’abord le pénis de l’homme, ensuite par substitution le désir de l’enfant », dit-il. En fin de compte, « [ la femme ] n’obtient de satisfaction aussi foncière, aussi fondamentale, aussi instinctuelle, que celle de la maternité, aussi exigeante d’ailleurs, que par les voies de la ligne substitutive [12]».

A cette période de son enseignement, Lacan n’a pas encore introduit son concept d‘Autre jouissance, pour spécifier la jouissance féminine, supplémentaire, distincte de la jouissance phallique. Au contraire, il est ici très freudien, quand il fait de la maternité ce qui pourrait combler le vœu phallique initial réalisant ainsi le destin féminin, du moins dans le registre de la satisfaction.

Quant à l’autre voie vers la féminité, il s’agit de l’identification à l’objet désiré, soit l’identification au phallus. Je vous cite intégralement ces propos qui me semblent essentiels à notre réflexion : « [la femme] se trouve liée à la nécessité impliquée par la fonction du phallus, d’être jusqu’à un certain degré qui varie, ce phallus, en tant qu’il est le signe même de ce qui est désiré. Si verdrängt que puisse être la fonction du phallus, c’est bien à cela que répondent les manifestations de ce qui est considéré comme la féminité. Le fait qu’elle s’exhibe et se propose comme objet du désir, l’identifie de façon latente et secrète au phallus et situe son être de sujet comme phallus désiré, signifiant du désir de l’Autre. Cet être la situe au-delà de ce que l’on peut appeler la mascarade féminine, puisqu’en fin de compte, tout ce qu’elle montre de sa féminité est précisément lié à cette identification profonde au signifiant phallique qui est le plus lié à sa féminité. »

Toutefois, cette identification au phallus, à l’objet du désir de l’Autre, qui manifeste la féminité de la femme est en même temps « la racine de (…) sa profonde Verwerfung, son profond rejet en tant qu’être de ce en quoi elle apparaît sous le mode féminin. » Et Lacan d’insister : « le désir [ de la femme ] ne peut aboutir qu’à une profonde Verwerfung, à une profonde étrangeté de son être par rapport à ce en quoi elle se doit de paraître. »[13]

Est-ce à dire que la féminité ne peut se réaliser dans le registre de l’être mais uniquement dans celui du paraître, du « faire la femme » ? En effet, la mascarade féminine à laquelle est voué par nécessité structurale le sujet féminin l’exclut pourtant de son être, si « être le phallus » échoue non seulement à définir « l’être femme » mais encore l’en disjoint. La « vraie femme » pour Lacan, serait-elle donc celle qui oscille toujours entre deux, entre l’identification au phallus et l’absence à elle-même, entre le paraître féminin et un être en souffrance ?

Cette disjonction entre l’être et le paraître préfigure à mon sens ce que Lacan conceptualisera plus tard en terme de pas-tout phallique pour désigner la division du sujet féminin quant au désir et à la jouissance. En tout cas, il est intéressant de noter que la réponse à la question de l’identification subjective de la femme se formule ici en terme de Verwerfung, un mot très connoté, qui nous renvoie naturellement au registre de la psychose et au mécanisme de la forclusion à ceci près -et la différence est conséquente- que pour le sujet féminin, ce n’est pas le signifiant du Nom-du-Père qui est forclos mais celui de La Femme.

11. Dora ou l’impasse de la féminité :

L’espace du désir bâti sur une identification masculine

Et Dora ? Où loge-t-elle son désir et sa satisfaction ? Qu’en est-il de son être femme ? « …Dora ne sait pas où se situer, ni où elle est, ni à quoi sert l’amour »[14]. Soumise comme toute femme au « dilemme insoluble » de la féminité, elle tente d’y répondre –et de s’y soustraire- par le biais de sa construction hystérique où les places de chacun sont attribuées, et un équilibre trouvé dans une identification virile où elle peut aimer et désirer par procuration, ce qui la dispense de le faire pour son compte…de femme.

Infirme du désir, elle s’évertue à le faire exister, en le traquant chez l’Autre. D’où son intérêt palpitant, en bonne hystérique, pour toute « situation de désir » ou « relation de désir[15] » qu’elle favorise et entretient pour nourrir le sien.

La « situation de désir » où notre Dora s’immisce, c’est le fameux quadrille qu’elle compose et dirige, entraînant dans la danse des partenaires choisis : un père aimé mais impuissant –d’autant plus aimé qu’il est impuissant–, un homme viril, M.K., qui peut lui servir de support identificatoire, car il est doté d’une femme adorable, l’incarnation de La Femme, Mme K. De ces relations croisées entre les protagonistes en jeu surgit pour Dora l’aire, l’espace du désir, où elle peut enfin trouver sa place : d’objet aimé de son père, au-delà de Mme K ; d’objet désiré par M.K qui, au-delà, vise Mme K ; et surtout d’adoratrice éperdue de la belle Mme K, sa question.

Nous savons que ce montage hystérique s’écroule au moment de la scène du lac. Car à cette parole fatidique : « ma femme n’est rien pour moi », c’est tout l’espace du désir de Dora pour Mme K qui se trouve ravalé. Si Mme K sort de la danse, alors Dora aussi. Elle n’est plus dans le circuit : « (…) à ce moment là s’effondre sa belle construction hystérique d’identification au masque, aux insignes de l’Autre, nommément aux insignes masculins que lui offre M.K et non son père. »[16] Elle choit alors au statut d’objet, d’objet désiré par un homme, place inadmissible pour celle qui ne peut accepter le moindre hommage à une féminité non avenue.

Dora ne peut en effet emprunter cette voie indiquée par Lacan de l’identification au phallus, qui suppose que l’Œdipe ait pu être franchi sans trop d’obstacles, ce qui n’est pas le cas pour elle, qui a choisi l’issue hystérique de l’identification virile. Il lui est donc impossible de se proposer comme objet du désir et de s’exhiber dans le paraître féminin. Elle ne peut faire la femme donc, et elle fait l’homme –au niveau de son désir inconscient, évidemment. Elle fait l’homme, c’est-à-dire qu’elle se reconnaît dans une identification masculine parce qu’elle est une hystérique et que « dans le cas d’un hystérique, le processus ne peut pas aller plus loin[17]. » J’ajouterai, plus loin que l’identification virile. J’entends là que la subjectivation du manque dont nous avons parlé ci-dessus a échoué en partie, qu’il n’y a donc pas eu cet « arrachement » au domaine de l’imaginaire, mais au contraire arrêt, fixation au niveau de l’identification imaginaire au père.

En tout cas, au moment où son montage s’effondre, où les identifications ne peuvent plus tenir et que Dora se trouve visée directement comme femme par le désir d’un homme et mise en demeure d’y répondre, survient le temps de la décompensation hystérique. Car du fait de sa structure, Dora ne peut occuper cette position féminine d’être à la place d’objet désiré.

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[1] J.LACAN, Les Formations de l’inconscient, éd. du Seuil, p. 176, p. 195.

[2] Idem, P. 173.

[3] J.LACAN, Encore, éd. du Seuil, p. 94.

[4] Les Formations de l’inconscient, p. 195.

[5] J.LACAN, Les psychoses, éd. du Seuil, p.198.

[6] Idem, P. 199

[7] Ibidem, P. 200.

[8] Les psychoses, P.200.

[9]Idem, P. 200. Souligné par nous.

[10] Ibidem,, P. 193.

[11] Les formations de l’inconscient, P.195. Souligné par nous.

[12] Les Formations de l’Inconscient, P. 350

[13] Idem, p.350

[14] La relation d’objet, p. 146

[15] Les Formations de l’inconscient, P. 326.

[16]Idem, p. 369.

[17] Ibidem, P. 369.