La puissance/l’impuissance paternelle

Vanessa Brassier

 

Dans ce séminaire sur la relation d’objet ( 1956-1957 ), je me suis intéressée à une certaine approche de la question du père et j’ai été intriguée de constater que quelques passages –notamment la reprise du petit Hans et les séances que nous avons à travailler sur Dora et la jeune homosexuelle- ne cadraient pas tout à fait avec la thèse de la métaphore paternelle que Lacan commençait à élaborer l’année précédente.

On se souvient que dans le séminaire sur Les psychoses ( 1955-1956 ), Lacan introduisait le signifiant être père et sa fonction structurante dans l’évolution psychique de l’enfant au moment de l’Œdipe. Il mettait alors fortement l’accent sur la fonction du père comme pur signifiant –ce qu’on retrouvera d’ailleurs dès 1958 avec « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » et, la même année avec « La signification du phallus » pour ne citer que ces deux textes. Voici quelques extraits assez significatifs de cet abord du père dans sa dimension symbolique :

« L’attribution de la procréation au père ne peut être que l’effet d’un pur signifiant, d’une reconnaissance non pas du père, mais de ce que la religion nous a appris à invoquer comme le Nom-du-Père[1]. »

Plus loin Lacan énonce clairement que dans l’opération de la métaphore paternelle, au cœur de l’Oedipe, « l’absence du père réel ( … ) est plus que compatible avec la présence du signifiant. »[2]

Ici c’est donc bien le Père symbolique qui joue un rôle fondamental dans la traversée de l’Œdipe, l’introduction de la Loi et l’avènement du désir du sujet ; le père comme symbole, fonction signifiante véhiculée par le discours de la mère, et défini par la place qu’il occupe dans son désir ; le père comme effet de la parole.

« Ce n’est pas uniquement de la façon dont la mère s’accommode de la personne du père, qu’il conviendrait de s’occuper, mais du cas qu’elle fait de sa parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu’elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi. »[3]

Or, dans le séminaire sur La relation d’objet, j’ai remarqué que le père intervenait bien moins dans sa fonction de pur signifiant que comme agent réel de la castration[4] au moment de la crise oedipienne.

Que signifie réel dans ce contexte ? A cette période du séminaire de Lacan, « réel » est à entendre au sens de réalité. Le père réel est donc un père effectivement présent, un père qui est là, un « élément constant » de « l’entourage de l’enfant »[5], dont la fonction est de jouer dans la réalité un rôle séparateur entre la mère et l’enfant. Et il suffit de relire le commentaire du petit Hans pour s’apercevoir que Lacan attribue sa phobie à la défaillance du père réel, c’est-à-dire sa non-intervention, au moment du drame oedipien. Je n’isole ici que quelques citations, mais les références ne manquent pas :

« C’est en fonction du père réel qu’est effectivement déférée la fonction saillante dans le complexe de castration.[6]» (…) « Si la castration mérite d’être isolée d’un nom dans l’histoire du sujet, elle est toujours liée à l’incidence, à l’intervention du père réel. Elle peut être marquée d’une façon profonde et profondément déséquilibrée par l’absence du père réel. » Et Lacan conclut son commentaire de la façon suivante : « Si la phobie aboutit à une cure des plus satisfaisante (…) c’est pour autant qu’est intervenu le père réel, qui était si peu intervenu jusque-là, et qui n’a pu le faire que parce qu’il y avait derrière lui le père symbolique qui est Freud. »[7]

Du séminaire sur Les psychoses au texte sur « La signification du phallus », en passant par La relation d’objet, on a l’impression qu’il y a sur cette question du père, de l’Œdipe et de la castration, deux strates bien distinctes dans la pensée de Lacan, deux strates qui s’articulent plus ou moins, ou pas du tout, mais sans être antinomiques pour autant. Ainsi la crise oedipienne est-elle marquée plutôt par l’intervention du père réel ou plutôt par la mise en fonction du père symbolique.

Du coup, en fonction du parti pris théorique, c’est le phallus lui-même qui prend un statut différent :

Est-il pur signifiant, décollé de l’anatomie, comme l’énonce « La signification du phallus » ?

Est-ce l’organe qu’il symbolise, « l’objet phallique », réel, menacé par la détumescence dont il sera question beaucoup plus tard dans L’Angoisse ?

Certes, dans le Séminaire sur la relation d’objet, nous n’en sommes pas encore à cette conception du phallus comme morceau réel du corps, objet détachable, « caduque » dit Lacan, cet organe insuffisant qui « cède toujours prématurément. »

Toutefois la question se pose de la part respective du symbolique et du réel concernant le père et le phallus dans ces séances sur Dora et la jeune homosexuelle : l’hystérie de l’une comme la « perversion » de l’autre semblent en effet être pour une large part conditionnées par la puissance ou la défaillance de l’organe réel du père réel, un père défini plus par sa position, son intervention en tant qu’homme sexué, doté de l’organe, que par sa fonction de pur signifiant.

Ce qui rend les choses compliquées, c’est que ces deux aspects –symbolique et réel- sont quand même bien présents dans le commentaire de Lacan, sans être pour autant vraiment différenciés ni articulés, ce qui le rend parfois un peu confus à mon sens.

Par exemple quand Lacan évoque le don phallique comme ressort de l’entrée de la fille dans l’Œdipe. Il s’agit bien là d’un don symbolique qui, nous dit Lacan, permet au sujet fille d’entrer dans la dialectique de l’ordre symbolique, celui qui normalise les positions sexuelles et identificatoires. A suivre Lacan il s’agit bien dans cette dialectique oedipienne d’une opération symbolique où le père agit comme fonction au niveau signifiant. La puissance du père est effective, certes, mais c’est au niveau inconscient que ça se joue. Ce développement semble se tenir, sauf que quelques lignes auparavant l’enjeu était plutôt l’impuissance réelle du père dans le cas Dora. C’est-à-dire que sans transition, le phallus passe indistinctement du plan symbolique au plan réel de l’organe –déficient en l’occurrence.

« Voici maintenant le père, qui est fait pour être celui qui donne symboliquement cet objet. Ici dans le cas Dora, il ne le donne pas parce qu’il ne l’a pas. La carence phallique du père traverse toute l’observation, comme une note fondamentale constitutive de la position. »[8]

Donc il ne le donne pas parce qu’il ne l’a pas. Ca peut sembler logique à première vue. Néanmoins il y a là deux niveaux différents que j’ai du mal à articuler dans le commentaire de Lacan. Est-ce à dire qu’un père réellement impuissant comme l’est le père de Dora –un père qui ne l’a pas, dont l’organe pénien est défaillant- serait incompatible avec l’entrée en fonction de la signification phallique ? C’est tout de même un peu problématique de penser que le franchissement de l’Œdipe serait lié à virilité paternelle ! Pourtant voici ce que dit Lacan :

« Dora est une hystérique, c’est-à-dire quelqu’un qui est venu au niveau de la crise oedipienne, et qui à la fois a pu et n’a pas pu la franchir. Il y a à cela une raison –c’est que son père à elle, contrairement au père de l’homosexuelle, est impuissant. Toute l’observation repose sur la notion centrale de l’impuissance du père. »[9]

En fait ce qui me gêne, c’est l’accent porté trop exclusivement sur l’impuissance réelle du père de Dora –ou au contraire la puissance réelle du père de la jeune homosexuelle- alors que, avec cette notion de puissance, ce qui serait véritablement en jeu me semble-t-il c’est la capacité ou l’incapacité du père à endiguer le ravage que peut être pour la fille la relation à sa mère. Là est sa véritable puissance/impuissance. Tient-il sa place, joue-t-il son rôle de tiers par rapport au couple mère/fille ? Au fond, le commentaire de Lacan me paraîtrait plus clair s’il avait introduit les mères. Or il n’en parle presque pas, bien que la mère de la jeune homosexuelle occupe une place essentielle dans le texte de Freud.

En réintroduisant la mère dans le triangle oedipien, on pourrait appréhender autrement ce qu’il en est de la puissance ou de l’impuissance du père, et quels en sont les effets dans la construction de l’identité sexuée de sa fille. La question de sa puissance et de la manifestation de son désir pour sa femme intéresse bien sûr le destin féminin de la fille. Mais reste à savoir si le père peut en céder un peu à sa fille, de ce désir ? Et la mère peut-elle y consentir ? Quelle est, pour sa part, sa relation de désir à l’homme ? Et sa façon d’y faire avec la féminité ? Ce n’est pas la même pour la mère de Dora et pour celle de la jeune homosexuelle…

En fait l’enjeu est de savoir comment circule le désir –le phallus- dans le couple parental, et au sein de la triangulation. Quelle place occupe la fille dans le désir de ses parents, dans le désir de sa mère et surtout, au moment de l’Œdipe, dans le désir de son père ? Est-il à même de l’aimer assez, de la regarder assez pour qu’elle y croie à sa féminité ? Pour qu’elle puisse s’y engager pour de bon en dépit de l’hainamoration maternelle, cet amour fusionnel qui la retient en deçà du féminin, cette haine jalouse qui l’en exclut ?

Souvenons-nous du « désistement » de la jeune homosexuelle en faveur de sa mère, de la féminité de sa mère qui encore jeune et belle voit d’un mauvais œil l’épanouissement de sa fille, une concurrente désormais gênante. Ce qui est traduit en français par « désistement » est en fait le terme « Ausweich », du verbe « ausweichen », qui signifie littéralement quitter sa place en se mettant hors de, en « se virant de là », ou encore esquiver, éviter. La jeune fille quitte sa position féminine « en se mettant hors de » son destin féminin, en choisissant de céder les hommes à sa mère jalouse.

Quant au père, a-t-il vraiment manifesté sa puissance, comme père ? Lacan nous répète que le père de la jeune homosexuelle, lui, n’est pas impuissant. Certes, la naissance tardive d’un troisième petit frère est le signe de sa puissance sexuelle et de son désir toujours vivace pour sa jeune et belle femme. Cependant, il a largement participé au « désistement » de sa fille, impuissant à lui signifier qu’elle aussi devenait désirable :

« Son comportement à l’égard de son unique fille était beaucoup trop déterminé par ses égards pour sa femme, la mère de la jeune fille[10] » qui, de son côté, « veillait de manière particulièrement jalouse à ce qu’elle restât éloignée de son père »[11], écrit Freud.

Pourquoi Lacan ne reprend-t-il pas cet aspect, pourtant déterminant me semble-t-il, de la malveillance jalouse de la mère à l’égard de sa fille ? Il explique le renversement de la position subjective de la jeune fille par la déception occasionnée par le père dans des circonstances qu’il qualifie de particulières.

En effet, dans le déroulement « normal » de l’Œdipe, la fille se tourne vers le père dont elle attend l’enfant-pénis, l’enfant comme substitut symbolique du pénis qui lui fait défaut. Mais c’est au niveau fantasmatique qu’elle nourrit ce désir oedipien. Or ici Lacan précise que « dans ce cas [ celui de la jeune homosexuelle ] il est déjà assez inquiétant que [l’enfant] soit réel. » Et il ajoute d’ailleurs que c’est ce qui donne à la situation son « dramatisme » : « On saisit dès lors que le sujet en ait été frustré de façon très particulière lorsque l’enfant réel venant du père en tant que symbolique, fut donné à sa propre mère. »[12].

Je trouve que Lacan a raison de préciser ce fait particulier, à savoir que la jeune fille a ici trouvé à l’enfant désiré inconsciemment un substitut réel –ce petit garçon qu’elle pouponne. Le désir oedipien ainsi réalisé trouve alors un démenti d’autant plus ravageur quand le père donne effectivement cet enfant réel, mais à la mère de la jeune fille.

Cependant l’arrivée de cet enfant n’aurait pas eu, je pense, de tels effets –ce fameux « désistement »- si la mère s’était montrée moins haineuse et rejetante à l’égard de sa fille. Dans ce contexte de malveillance jalouse, l’évènement –la naissance de l’enfant- a un effet particulièrement ravageur sur la jeune fille parce qu’il vient donner raison à cette rivale écrasante dont tout lui laisse penser désormais qu’elle ne pourra jamais l’égaler : c’est elle, sa mère, qui plaît, c’est elle qui est désirable, c’est elle qui a le monopole de la beauté et de la féminité….et c’est elle qui a l’enfant.

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[1] LACAN Jacques, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Ecrits II, édition du Seuil, p. 34.

[2] Idem, p. 35.

[3] Idem, p. 57.

[4] Il suffit de se reporter au tableau que Lacan construit pour distinguer les 3 catégories du manque d’objet : l’objet de la castration, opération symbolique, est le phallus imaginaire. L’agent de la castration est le père réel.

[5] LACAN Jacques, La relation d’objet, Séminaire IV, édition du Seuil, p. 220.

[6] LACAN Jacques, La relation d’objet, Séminaire IV, op.cit., p. 220.

[7] Idem, p. 230.

[8] LACAN Jacques, La relation d’objet, op. cit., p. 139.

[9] Idem.

[10] FREUD Sigmund, « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », in Psychose, Névrose et Perversion, P.U.F., p. 247.

[11] Idem, p. 256.

[12] LACAN Jacques, La relation d’objet, op. cit., p. 128.