Elucubration freudienne et ravage Vanessa Brassier
« ( ) A sa différence [ il sagit de Freud ], répété-je, je ne ferai pas aux femmes obligation dauner au chaussoir de la castration la gaine charmante quelle nélève pas au signifiant, même si le chaussoir, de lautre côté, ce nest pas seulement au signifiant, mais bien aussi au pied quil aide. De faire chaussure, cest sûr, à ce pied, les femmes ( et quon my pardonne dentre elles cette généralité que je répudie bientôt, mais les hommes là-dessus sont durs de la feuille), les femmes se font emploi à loccasion. Que le chausse-pied sy recommande, sensuit dès lors, mais quelle puisse sen passer doit être prévu, ce, pas seulement au MLF qui est dactualité, mais de ce quil ny a pas de rapport sexuel, ce dont lactuel nest que témoignage, quoique, je le crains, momentané. A ce titre lélucubration freudienne du complexe ddipe, qui y fait la femme poisson dans leau de ce que la castration soit chez elle de départ ( Freud dixit ), contraste douloureusement avec le fait du ravage quest chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère, doù elle semble bien attendre comme femme plus de subsistance que de son père ce qui ne va pas avec lui étant second, dans ce ravage. »
Jacques Lacan, « Létourdit », Silicet n° 4, éditions du Seuil, 1973.
Ces quelques phrases plutôt sibyllines que Liliane a soumises à notre réflexion ne peuvent se déchiffrer je crois sans la clé du pastout phallique et de lAutre Jouissance, notions qui marquent un tournant dans lenseignement de Lacan en général et dans son abord de la sexualité féminine en particulier. Pour le dire dabord de manière synthétique, Lacan oppose, dans ce passage de LEtourdit, sa conception de la sexuation féminine -pas toute soumise à lempire du phallus- à la logique freudienne de la castration qui enferme les femmes dans la revendication phallique du Penisneid : « A la différence [ de Freud ], répété-je, je ne ferai pas aux femmes obligation dauner au chaussoir de la castration la gaine charmante quelles nélèvent pas au signifiant ( ) »
Souvenons-nous que pour Freud la fillette rencontre une évidence de départ, au moment où elle perçoit sur lanatomie masculine lorgane qui lui fait défaut. Cette évidence est celle de son manque phallique et du désir décidé qui en découle. Freud résume ainsi la situation en une phrase très lapidaire où se précipitent pour la fillette linstant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure qui viennent déterminer son destin féminin : « Demblée elle a jugé et elle a décidé. Elle a vu cela, sait quelle ne la pas et veut lavoir.[1] » Je pense que cest précisément à cet énoncé que Lacan se réfère : « lélucubration freudienne du complexe ddipe qui y fait la femme poisson dans leau de ce que la castration soit chez elle de départ ( Freud dixit) ( ) ». Chez Freud, la position subjective de la femme serait donc déterminée par cette envie de pénis, dont elle naura de cesse de chercher des substituts, des équivalents symboliques dont le premier en date et sans doute le plus déterminant pour elle est lenfant oedipien attendu du père nous en avons dailleurs un bel exemple avec le cas de la jeune homosexuelle. Si pour Freud, donc, la petite fille est dores et déjà fixée quant à son désir -« elle veut lavoir »- Lacan pense au contraire que le vouloir féminin nest pas tout assujetti au phallicisme. Le vouloir ou plutôt la demande féminine -demande damour, de jouissance- excède la visée phallique et nest pas toute inscriptible, dicible, donc pas toute analysable sans doute
Lacan prend donc le contrepoint de cette « élucubration freudienne du complexe ddipe ». Loin dy être « poisson dans leau », le sujet féminin est de départ en souffrance dun trait qui viendrait lidentifier comme femme, dun signifiant qui viendrait arrimer son identité sexuelle « la gaine charmante quelles nélèvent pas au signifiant ». Mais douloureuse est cette absence dun trait signifiant qui viendrait la définir, garantir son existence, cerner son sexe, sa jouissance, bref lui donner « subsistance ». Douloureuse est la question de son être qui toujours reste en suspens ; question lancinante « quest-ce quune femme ? » ; question hystérique par excellence mais qui, plus généralement, concerne toute femme pour des raisons de structure ; question adressée dabord à la mère dont la fille attend « douloureusement » un savoir impossible. Concernant la difficulté pour une femme daccéder à sa réalisation symbolique, Lacan évoquait dans Séminaire sur les psychoses « la métaphysique de la position » féminine, une position « essentiellement problématique et jusquà un certain point inassimilable[2] ». Nous sommes loin de la femme freudienne, « poisson dans leau » face à lévidence de sa castration et de son désir. En proie à cette Autre jouissance, indicible, insymbolisable, la femme lacanienne se distingue au contraire par une certaine errance, de « lailleurs » à « lalibi », en passant par « lentre-deux » et « légarement ». Ce sont des termes que Lacan a pu employer à une certaine période de son enseignement pour parler de la femme, et ce nest pas sans lien je pense avec la notion de « ravage ».
Il me semble en tous cas que lattente démesurée, sans limite et douloureuse de la fille à légard de sa mère et qui la ravage- est corrélée au réel de la position féminine, au-delà de la logique phallique. La fille lacanienne nattend pas ou pas seulement, pas essentiellement- le phallus. Plus fondamentalement, elle attend « comme femme » une « subsistance » avec toute la connotation métaphysique et ontologique que ce terme recèle, car cest son être qui est en jeu. Or cest à la mère quest adressée principalement cette demande. Et pour la jeune homosexuelle, ne pourrait-on dire que cest effectivement la question de lamour sans limite et de la jouissance féminine quelle adresse à la Dame ? Comme pour Dora, cest une femme un substitut maternel- qui devient le lieu dadresse privilégié de sa question.
Quant au père, Lacan nous dit que « ce qui ne va pas avec lui » est second dans le ravage. Comme Claire le suggérait, « ce qui ne va pas » renvoie sans doute à cette promesse déçue au moment de ldipe. Sauf que cette déception nest pas la première : la fillette na-t-elle pas été dabord douloureusement déçue par sa mère ? En outre, dans ses grands textes sur la féminité, Freud insiste beaucoup sur le caractère secondaire du complexe ddipe chez la fille par rapport au lien maternel archaïque. Jai retrouvé cette phrase qui ma semblé très éclairante dans notre contexte : « Chaque analyste connaît ces femmes qui tiennent avec une intensité et une tenacité particulières à leur lien avec leur père, et au désir, qui est le comble de ce lien, davoir un enfant de leur père. ( ) Une analyse minutieuse de ces cas mêmes montre cependant quelque chose dautre ; elle montre que le complexe ddipe a ici une longue préhistoire et est une formation en quelque sorte secondaire. [3]» Et Freud na de cesse de répéter que le passage de la mère au père à la période oedipienne opère un « transfert », ou encore un « report » des liens affectifs de la fillette. Le père hérite en quelque sorte de lamour maternel mais aussi de la haine, quand à son tour il se met lui aussi à la décevoir. Retour Lacan relit Dora dans la relation d'objet
-------------------------------------------------------------------------------- [1] FREUD Sigmund, « Quelques conséquences sur la différence anatomique entre les sexes », in La vie sexuelle, P.U.F. p.127 [2] LACAN Jacques, Séminaire Les psychoses, éditions du Seuil, p. 200. [3] « Quelques conséquences
», op.cit, p.126 |