Roc de la castration et limite de l’analyse freudienne :

les exemples de Dora et de la jeune homosexuelle

Vanessa Brassier

 

Le roc d’origine. De l’angoisse de castration au « vice de la structure »

Dans le séminaire sur L’Angoisse, Lacan tente de délimiter les contours de ce fameux « roc de la castration » et de démontrer qu’il constitue le point de butée de l’analyse freudienne et non pas une limite infranchissable en soi. Toutefois, il me semble que cette critique de la butée freudienne est loin de signifier que, pour Lacan, il n’y a pas de butée. Seulement, celle qu’il est amené à découvrir serait peut-être d’une autre nature. Pour reprendre brièvement les données du problème, rappelons que le roc freudien de la castration désigne ce moment indépassable de la cure qui est énoncé sous la forme de ses deux variantes dans Analyse finie, analyse infinie : la « protestation virile » côté homme, le Penisneid côté femme.

Mais pour les deux sexes, l’enjeu reste le même : la possession du phallus, objet d’une castration imaginaire, puisque le garçon, qui est pourvu de l’organe, imagine la possibilité de le perdre quand la fille, qui en est privée, imagine celle de l’avoir. Or, pour Lacan, l’angoisse de castration qui est le fruit de cet enjeu imaginaire n’est ni le seul ni le dernier indice de la vérité du manque, celle qu’il cherche à débusquer dans L’Angoisse.

Voici ce qu’il en dit dans la séance du 30 janvier 1963 : « Une des formes possibles de l’apparition du manque est ici, le -f, le support imaginaire qui n’est qu’une des traductions possibles du manque originel, du vice de structure inscrit dans l’être au monde du sujet à qui nous avons affaire. Il est, dans ces conditions, concevable, normal de s’interroger pourquoi, à mener jusqu’à un certain point et pas au-delà l’expérience analytique, ce terme que Freud nous donne comme dernier du complexe de castration chez l’homme et du Penisneid chez la femme, ce terme peut être mis en question. Qu’il soit dernier n’est pas nécessaire.[1] »

C’est grâce à l’invention de l’objet a, en cernant sa fonction dans le transfert, que Lacan va faire l’hypothèse d’un au-delà de Freud et de son roc de la castration. Quel est cet au-delà ? Comment l’analysant peut-il l’atteindre ? Peut-il seulement l’atteindre ? J’anticipe un peu sur les formulations des séances ultérieures à celles que nous étudions présentement, pour remarquer que le dépassement du roc freudien – l’angoisse de castration- semble conduire Lacan à une autre butée, le « vice de structure » comme il le nomme, un manque réel, un vide insymbolisable au cœur du sujet. « Le manque est radical », nous dit Lacan le 30 janvier 1963, « il est radical à la constitution même de la subjectivité telle qu’elle nous apparaît par la voie de l’expérience analytique. Ce que, si vous le voulez, j’aimerais énoncer en cette formule : dès que ça se sait, que quelque chose du Réel vient au savoir, il y a quelque chose de perdu et la façon la plus certaine d’approcher ce quelque chose de perdu, c’est de le concevoir comme un morceau de corps.[2] » Telle serait la vérité du manque qui, « sous cette forme opaque, massive » se donne dans l’expérience analytique. A mon sens, Lacan définit là ce qu’il conçoit, lui, comme l’horreur de la castration. Je vous cite le paragraphe dans son intégralité car il me semble essentiel pour comprendre la reformulation par Lacan du roc de la castration freudien : « Ce point [ il s’agit du manque radical ], faut-il le dire, comporte assez d’insoutenable pour que nous essayions sans cesse de le contourner, ce qui est sans doute à deux faces, à savoir que dans cet effort même nous faisons plus que d’en dessiner le contour et que nous sommes toujours tentés, à mesure même que nous nous rapprochons de ce contour de l’oublier, en fonction même de la structure que représente ce manque. D’où il résulte, autre vérité, que nous ne pourrions dire que le tournant de notre expérience repose sur ceci que le rapport à l’Autre en tant qu’il est ce où se situe toute possibilité de symbolisation et le lieu discours, rejoint un vice de structure et qu’il nous faut, c’est le pas de plus, concevoir que nous touchons là à ce qui rend possible ce rapport à l’Autre, c’est-à-dire que ce point d’où surgit qu’il y a du signifiant, est celui qui, en un sens, ne saurait être signifié. C’est là ce que veut dire, ce que j’appelle le point manque de signifiant [3]»

Ce point « manque de signifiant » est, me semble-t-il, ce que Lacan écrira plus tard sous la forme de S(A barré). Ici, il ne me semble pas hasardeux d’émettre l’hypothèse qu’au décours de son expérience, et de manière privilégiée dans l’angoisse, Lacan rencontre lui aussi un roc, plutôt un « vice », celui de la structure : ce qui fait horreur, qui est indépassable, c’est la castration réelle –Lacan dit plutôt « privation réelle », la perte de morceaux de corps, les caduques, perdus pour le sujet, perdus en quelque sorte pour l’image et pour le signifiant : « Ce qui choit, c’est le plus réel du sujet », nous indique Lacan. Et l’angoisse serait liée au surgissement dans le réel de cet objet qui se décline sous les formes que l’on connaît : l’objet oral, l’objet anal, la voix, le regard, et l’objet phallique qui a une place un peu particulière. En tous cas, chacun de ces objets pulsionnels excède les limites de la signifiance et de l’image. Autrement dit, l’opération de la division subjective, soit l’accès au langage et au désir, ne va pas sans la perte d’un morceau de corps, privation réelle, amputation de jouissance. L’objet a, qui représente ce corps comme reste, désignerait cette parcelle de jouissance insymbolisable, irreprésentable : « cette petite pièce manquante, le a » est « un manque auquel le symbole ne supplée pas. Ce n’est pas une absence donc au premier chef à quoi le symbole peut parer[4] ». Mais le corps garde la mémoire des traces qu’il a laissées –une découpe pulsionnelle sur le corps, la découpe d’un espace infranchissable entre le désir du parlêtre et son impossible complétude. C’est dans cette béance irréductible et irreprésentable entre désir et jouissance que surgit l’angoisse et c’est ce point qui, pour Lacan, constitue un manque irréductible. Du moins c’est ainsi que j’interprète le roc lacanien au regard du roc freudien.

Le point aveugle de Freud

Dans les 3 séances de L’Angoisse que nous lisons en ce moment, c’est plus le cas de la jeune homosexuelle que celui de Dora qui sert à Lacan de paradigme pour envisager cet au-delà de l’analyse freudienne. Ici, Lacan articule son commentaire autour du passage à l’acte qui, quelles que soient ses formes, se définirait, par sa structure, comme un « laisser tomber » ou un « se laisser tomber ». Avec cette problématique du passage à l’acte se dessine en filigrane la question du maniement du transfert et de l’acte psychanalytique, ici celui de Freud et de son échec avec la jeune homosexuelle mais aussi avec Dora et toutes celles de ses analysantes qu’il a pu laisser tomber, faute peut-être d’avoir pu, lui, laisser tomber quelque chose –de son désir de maîtrise ? Mais voyons un peu plus en détails ce qu’en dit Lacan le 9 janvier 1963 : « ...La limite de Freud, ça a été, on la retrouve à travers toutes ses observations, la non-aperception de ce qu'il y avait de proprement à analyser dans la relation synchronique de l'analysé à l'analyste concernant cette fonction de l'objet partiel, on y verra (...) le ressort même de son échec, de l'échec de son intervention avec Dora, avec la femme du cas de l'homosexualité féminine ; on y verra surtout pourquoi Freud nous désigne dans l'angoisse de castration ce qu'il appelle la limite de l'analyse, précisément dans la mesure où, lui, restait pour son analysé, le siège, le lieu de cet objet partiel.[5] » Les mots de "siège", de "lieu" font partie du même champ sémantique que celui de "place". Or c'est bien de cela qu'il s'agit : la limite de l'analyse freudienne est en effet celle de la place de Freud, père de la psychanalyse, père non castré, père idéalisé, père séducteur ; place où gît - mais comme enkysté- cet objet partiel, du coup phallicisé et donc non manquant. A cette place que Freud occupe, qu'il occupait, cet objet, il l'a ...et ne veut pas le lâcher. Or l'analyse du transfert ne peut se structurer qu'autour d'une béance, d'une "place vide", nous dit Lacan. « C’est pour autant que cette place vide est visée comme telle que s’institue la dimension toujours, et pour cause, plus ou moins négligée du transfert[6]. » Je trouve ce point essentiel pour comprendre que le transfert n'est pas seulement répétition d'anciennes situations, mais aussi et surtout le surgissement d'un amour réel dans le présent : « C'est en fonction de cet amour, disons réel, que s'institue ce qui est la question centrale du transfert, à savoir celle que se pose le sujet concernant l'agalma, à savoir ce qui lui manque », nous dit Lacan dans L'Angoisse. Autrement dit, dans l'amour de transfert -amour réel-, le manque du sujet vient se présentifier en la personne de l'analyste qui s'en fait le support depuis cette place vide qu'il occupe. Cette place vide, d'où le sujet pourra poser la question de son manque, c'est l'analyste qui l'incarne. Une année après l’Angoisse, dans son séminaire sur Les 4 concepts fondamentaux, Lacan revient sur la question en posant le désir de l'analyste comme un X énigmatique. J'y vois là cette fameuse "place vide" où pourra venir se loger l'objet a de l'analysant, où pourra dans l'amour de transfert se présentifier la pulsion. Est-ce que Freud, en occupant cette place d'Autre non castré, d'Autre détenteur de l'objet a, n'aurait pas fait barrage au surgissement du manque chez ses analysantes, de ce manque au-delà du Penisneid ? La limite de l'analyse freudienne n'est-ce pas l'échec de l'avènement de cette dimension du "reste", de "l'objet chu", de ce manque irréductible qui anime le désir, mobilise la pulsion et se donne, comme manque, dans l'amour ? "Je t'aime, mais, parce qu’inexplicablement j'aime en toi quelque chose plus que toi -l'objet a, je te mutile[7]", dirait en somme l'analysé à son partenaire l'analyste. Intouchable, Freud refusait cette mutilation qui lui aurait permis sans doute d'accéder à cet au-delà du Penisneid dont il faisait pour ses analysantes la butée de l'analyse. Mais ce roc sur lequel elles butaient n'était-ce pas celui de Freud, inentamé, plus que le leur ? Cette mutilation, peut-être pourrait-on la comprendre comme un renoncement au désir de tout savoir -désir de maîtrise- pour laisser place à ce "X énigmatique" ? C'est en tout cas ce que m'a suggéré Lacan qui loge au coeur de cette passion de la vérité comme désir de savoir le point aveugle de Freud avec les femmes. A ce sujet, une petite anecdote rapportée par Lacan à la fin de la séance du 23 janvier 1963 : « Freud a failli périr étouffé de cette promenade nocturne que sa fiancée, le jour même où ils échangeaient les deux derniers voeux, fit avec un vague cousin (...), et c'est là qu'est le point aveugle, Freud veut qu'elle lui dise tout." Cette volonté de savoir, n'est-ce pas le symptôme de Freud face au désir féminin, "douceur fluente" qui se dérobe ?

Etre laissé tombé…pour l’analyste

 

Pour étayer un peu cette hypothèse, il est très éclairant de revenir un peu en arrière, dans le séminaire sur La relation d’objet, où Lacan pointait déjà le ratage de Freud dans la cure de la jeune homosexuelle. Il mettait alors l’accent sur la prédominance de l’imaginaire dans la relation transférentielle, notamment à propos de l’interprétation des soi-disant « rêves mensongers » dont Freud affirmait qu’ils étaient dirigés contre lui, destinés à le tromper et à le décevoir. Ici, Lacan fait parler Freud : « C’est[il s’agit des rêves], dit-il, une tentative de m’embobiner, de me captiver, de faire que je la trouve très jolie. » Puis Lacan commente « En affirmant qu’il [Freud] lui est promis le pire, ce qu’il veut éviter, c’est de se sentir lui-même désillusionné. C’est dire qu’il est tout prêt à se faire des illusions. A se mettre en garde contre ses illusions, déjà il est entré dans le jeu. Il réalise le jeu imaginaire. » Et surtout, Lacan ajoute que : « la pointe apparaît ici de cette intention imputée au sujet, de le captiver, lui, Freud, pour le faire tomber de son haut, pour le faire choir de d’autant plus haut qu’il serait pris davantage dans la situation.[8] ». Freud aurait-il laissé tomber la jeune fille pour ne pas risquer, lui, d’être laissé tomber, d’être destitué de sa position de maître ? Quoiqu’il en soit, c’est bien sur un mode agressif que s’établit la relation transférentielle entre Freud et la jeune fille, une relation imaginaire à situer sur l’axe a-a’ des identifications[9]. Bras de fer, lutte de prestance, lutte de « pur prestige », dirait Hegel. N’est-ce pas ce qui s’est passé aussi avec Dora, quand Freud s’obstinait sans succès à lui faire avouer son amour pour Monsieur K ? Et surtout quand, après l’avoir congédié, Dora revient 15 mois plus tard et que Freud la laisse tomber à son tour, prétextant qu’il voyait à sa mine que sa demande ne pouvait être prise au sérieux ? Mais qu’a-t-il vu qui l’aurait embarrassé ? Un regard qu’il n’a pu soutenir ? Un regard moqueur, ironique, de défi ? Des yeux trop rusés, comme ceux de la jeune homosexuelle à qui il dira, à la fin de la dernière séance « vous avez des yeux si rusés que je n’aimerais pas vous rencontrer dans la rue en tant que votre ennemi » ? Quoiqu’il en soit, les cures de ces deux jeunes filles sont identiques sur un point au moins : embarrassé, Freud passe à l’acte. Il les laisse tomber. Mais de quel « embarras » est-il question ? Freud ne serait-il pas embarrassé de cet objet partiel phallicisé qu’il ne veut pas lâcher et qui fait de lui un maître et un père non castré ? Un maître qui veut, qui exige qu’elle –la femme, chaque femme– lui dise tout. Un père –celui de la psychanalyse, incontestablement, et celui de ses analysantes. D’où cette surestimation du transfert oedipien sur une figure paternelle, dans les cures de femmes, qui ressortit à ce fameux « préjugé » de Freud que Lacan pointait déjà dans son Intervention sur le transfert –une autre formulation, 13 ans plus tôt, de la butée freudienne : « Freud avoue que pendant longtemps il n’a pu rencontrer cette tendance homosexuelle (…) sans tomber dans un désarroi qui le rendait incapable d’en agir sur ce point de façon satisfaisante. Ceci ressortit, dirons-nous, à un préjugé, celui-là même qui fausse au départ la conception de complexe d’Œdipe en lui faisant considérer comme naturelle et non comme normative la prévalence du personnage paternel : c’est le même qui s’exprime simplement dans le refrain bien connu : « comme le fil est pour l’aiguille, la fille est pour le garçon. [10]» Prévalence du personnage paternel, auquel Freud s’identifie naturellement. Et de cette place, détenteur de l’objet a phallicisé, il s’égare avec Dora en s’acharnant à lui faire avouer que ce qu’elle désire sans le savoir, c’est ce phallus qu’elle n’a pas. Du coup, à revenir trop constamment sur l’amour que M. K inspirerait à Dora, Freud passe à côté de « l’objet réel de son intérêt », à savoir Mme K. Embarras et désarroi face à ce désir féminin qui lui échappe… A nouveau, il me semble intéressant de faire un petit retour aux textes que nous avons travaillés, en y relevant les points de butée repérés par Lacan dans la cure de Dora. J’aimerais reprendre maintenant un passage du Séminaire sur Les Ecrits techniques de Freud : « Si l’analyse [celle de Dora] avait été correctement menée, qu’est-ce qui aurait dû se passer ? Qu’est-ce qui se serait passé si au lieu de faire intervenir sa parole en O’ [axe imaginaire], c’est-à-dire de mettre en jeu son propre ego dans le but de repétrir, de modeler celui de Dora, Freud lui avait montré que c’était Mme K. qu’elle aimait ?[11] » Cet acte de nomination, acte symbolique, aurait permis le franchissement du miroir et la possibilité pour Dora de reconnaître Mme K comme l’objet de son désir –première étape de l’analyse, nous dit Lacan. Peut-être pouvons-nous à présent ébaucher une réponse à ce qu’aurait pu être la deuxième étape. N’aurait-elle pas consisté à déceler dans ce désir de Dora pour Mme K la résurgence de ce « primitif désir oral[12] » accroché à la mère préoedipienne ? Selon les coordonnées lacaniennes, la fonction de l’analyste comme « espace du champ de l’objet partiel[13] » doit être propice à un tel repérage. Si, pour Dora, l’objet partiel visé par son désir est l’objet oral, son émergence dans la cure lui aurait sans doute permis de laisser tomber ce mode de jouissance pour accéder à « l’assomption de son propre corps » et à « la reconnaissance de sa féminité corporelle[14] ». Mais cet objet partiel, au cœur du fantasme de succion de Dora, Freud, tout embarrassé qu’il était de son propre objet, n’a su le déceler qu’à la lumière de l’amour oedipien. Autrement dit, incapable d’accueillir le transfert d’éléments préoedipiens sur sa personne, il n’a pu accéder à ce noyau de vérité, se faire le support de ce petit a. De même que pour la jeune homosexuelle, c’est l’objet regard qui, d’être pris par Freud dans la suspicion imaginaire de la provocation et de la ruse –souvenons-nous des yeux rusés- n’a pu émerger comme cet objet partiel dont il aurait fallu que la jeune fille se détache.

 

Retour lecture de Dora et de Sarah dans le séminaire de l’angoisse

 

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[1] LACAN, L’Angoisse, séance du 30 janvier 1963, Editions de l’Association Freudienne Internationale, p.154. [2] Idem, p. 152. Souligné dans le texte. [3] Idem, p. 152. [4] Idem, p. 154. [5] LACAN, L’Angoisse, p.110. [6] LACAN, L’Angoisse, 16 janvier 1963. [7] LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, édition du Seuil, p.293. [8] LACAN, La relation d’objet, éditions du Seuil, p.108. [9] Je vous renvoie au commentaire du cas de la jeune homosexuelle dans le séminaire sur La relation d’objet. [10] LACAN, « Intervention sur le transfert », Ecrits I, éditions du Seuil, p. 220. [11] LACAN, Les Ecrits techniques de Freud, éditions du Seuil, p. 290. [12] LACAN, Intervention sur le transfert, p. 218. [13] LACAN, L’Angoisse, p. 109. [14] LACAN, Intervention sur le transfert, p. 218.

 

Roc de la castration et limite de l’analyse freudienne : les exemples de Dora et de la jeune homosexuelle Le roc d’origine. De l’angoisse de castration au « vice de la structure » Dans le séminaire sur L’Angoisse, Lacan tente de délimiter les contours de ce fameux « roc de la castration » et de démontrer qu’il constitue le point de butée de l’analyse freudienne et non pas une limite infranchissable en soi. Toutefois, il me semble que cette critique de la butée freudienne est loin de signifier que, pour Lacan, il n’y a pas de butée. Seulement, celle qu’il est amené à découvrir serait peut-être d’une autre nature. Pour reprendre brièvement les données du problème, rappelons que le roc freudien de la castration désigne ce moment indépassable de la cure qui est énoncé sous la forme de ses deux variantes dans Analyse finie, analyse infinie : la « protestation virile » côté homme, le Penisneid côté femme. Mais pour les deux sexes, l’enjeu reste le même : la possession du phallus, objet d’une castration imaginaire, puisque le garçon, qui est pourvu de l’organe, imagine la possibilité de le perdre quand la fille, qui en est privée, imagine celle de l’avoir. Or, pour Lacan, l’angoisse de castration qui est le fruit de cet enjeu imaginaire n’est ni le seul ni le dernier indice de la vérité du manque, celle qu’il cherche à débusquer dans L’Angoisse. Voici ce qu’il en dit dans la séance du 30 janvier 1963 : « Une des formes possibles de l’apparition du manque est ici, le -f, le support imaginaire qui n’est qu’une des traductions possibles du manque originel, du vice de structure inscrit dans l’être au monde du sujet à qui nous avons affaire. Il est, dans ces conditions, concevable, normal de s’interroger pourquoi, à mener jusqu’à un certain point et pas au-delà l’expérience analytique, ce terme que Freud nous donne comme dernier du complexe de castration chez l’homme et du Penisneid chez la femme, ce terme peut être mis en question. Qu’il soit dernier n’est pas nécessaire.[1] » C’est grâce à l’invention de l’objet a, en cernant sa fonction dans le transfert, que Lacan va faire l’hypothèse d’un au-delà de Freud et de son roc de la castration. Quel est cet au-delà ? Comment l’analysant peut-il l’atteindre ? Peut-il seulement l’atteindre ? J’anticipe un peu sur les formulations des séances ultérieures à celles que nous étudions présentement, pour remarquer que le dépassement du roc freudien – l’angoisse de castration- semble conduire Lacan à une autre butée, le « vice de structure » comme il le nomme, un manque réel, un vide insymbolisable au cœur du sujet. « Le manque est radical », nous dit Lacan le 30 janvier 1963, « il est radical à la constitution même de la subjectivité telle qu’elle nous apparaît par la voie de l’expérience analytique. Ce que, si vous le voulez, j’aimerais énoncer en cette formule : dès que ça se sait, que quelque chose du Réel vient au savoir, il y a quelque chose de perdu et la façon la plus certaine d’approcher ce quelque chose de perdu, c’est de le concevoir comme un morceau de corps.[2] » Telle serait la vérité du manque qui, « sous cette forme opaque, massive » se donne dans l’expérience analytique. A mon sens, Lacan définit là ce qu’il conçoit, lui, comme l’horreur de la castration. Je vous cite le paragraphe dans son intégralité car il me semble essentiel pour comprendre la reformulation par Lacan du roc de la castration freudien : « Ce point [ il s’agit du manque radical ], faut-il le dire, comporte assez d’insoutenable pour que nous essayions sans cesse de le contourner, ce qui est sans doute à deux faces, à savoir que dans cet effort même nous faisons plus que d’en dessiner le contour et que nous sommes toujours tentés, à mesure même que nous nous rapprochons de ce contour de l’oublier, en fonction même de la structure que représente ce manque. D’où il résulte, autre vérité, que nous ne pourrions dire que le tournant de notre expérience repose sur ceci que le rapport à l’Autre en tant qu’il est ce où se situe toute possibilité de symbolisation et le lieu discours, rejoint un vice de structure et qu’il nous faut, c’est le pas de plus, concevoir que nous touchons là à ce qui rend possible ce rapport à l’Autre, c’est-à-dire que ce point d’où surgit qu’il y a du signifiant, est celui qui, en un sens, ne saurait être signifié. C’est là ce que veut dire, ce que j’appelle le point manque de signifiant [3]» Ce point « manque de signifiant » est, me semble-t-il, ce que Lacan écrira plus tard sous la forme de S(A barré). Ici, il ne me semble pas hasardeux d’émettre l’hypothèse qu’au décours de son expérience, et de manière privilégiée dans l’angoisse, Lacan rencontre lui aussi un roc, plutôt un « vice », celui de la structure : ce qui fait horreur, qui est indépassable, c’est la castration réelle –Lacan dit plutôt « privation réelle », la perte de morceaux de corps, les caduques, perdus pour le sujet, perdus en quelque sorte pour l’image et pour le signifiant : « Ce qui choit, c’est le plus réel du sujet », nous indique Lacan. Et l’angoisse serait liée au surgissement dans le réel de cet objet qui se décline sous les formes que l’on connaît : l’objet oral, l’objet anal, la voix, le regard, et l’objet phallique qui a une place un peu particulière. En tous cas, chacun de ces objets pulsionnels excède les limites de la signifiance et de l’image. Autrement dit, l’opération de la division subjective, soit l’accès au langage et au désir, ne va pas sans la perte d’un morceau de corps, privation réelle, amputation de jouissance. L’objet a, qui représente ce corps comme reste, désignerait cette parcelle de jouissance insymbolisable, irreprésentable : « cette petite pièce manquante, le a » est « un manque auquel le symbole ne supplée pas. Ce n’est pas une absence donc au premier chef à quoi le symbole peut parer[4] ». Mais le corps garde la mémoire des traces qu’il a laissées –une découpe pulsionnelle sur le corps, la découpe d’un espace infranchissable entre le désir du parlêtre et son impossible complétude. C’est dans cette béance irréductible et irreprésentable entre désir et jouissance que surgit l’angoisse et c’est ce point qui, pour Lacan, constitue un manque irréductible. Du moins c’est ainsi que j’interprète le roc lacanien au regard du roc freudien. Le point aveugle de Freud Dans les 3 séances de L’Angoisse que nous lisons en ce moment, c’est plus le cas de la jeune homosexuelle que celui de Dora qui sert à Lacan de paradigme pour envisager cet au-delà de l’analyse freudienne. Ici, Lacan articule son commentaire autour du passage à l’acte qui, quelles que soient ses formes, se définirait, par sa structure, comme un « laisser tomber » ou un « se laisser tomber ». Avec cette problématique du passage à l’acte se dessine en filigrane la question du maniement du transfert et de l’acte psychanalytique, ici celui de Freud et de son échec avec la jeune homosexuelle mais aussi avec Dora et toutes celles de ses analysantes qu’il a pu laisser tomber, faute peut-être d’avoir pu, lui, laisser tomber quelque chose –de son désir de maîtrise ? Mais voyons un peu plus en détails ce qu’en dit Lacan le 9 janvier 1963 : « ...La limite de Freud, ça a été, on la retrouve à travers toutes ses observations, la non-aperception de ce qu'il y avait de proprement à analyser dans la relation synchronique de l'analysé à l'analyste concernant cette fonction de l'objet partiel, on y verra (...) le ressort même de son échec, de l'échec de son intervention avec Dora, avec la femme du cas de l'homosexualité féminine ; on y verra surtout pourquoi Freud nous désigne dans l'angoisse de castration ce qu'il appelle la limite de l'analyse, précisément dans la mesure où, lui, restait pour son analysé, le siège, le lieu de cet objet partiel.[5] » Les mots de "siège", de "lieu" font partie du même champ sémantique que celui de "place". Or c'est bien de cela qu'il s'agit : la limite de l'analyse freudienne est en effet celle de la place de Freud, père de la psychanalyse, père non castré, père idéalisé, père séducteur ; place où gît - mais comme enkysté- cet objet partiel, du coup phallicisé et donc non manquant. A cette place que Freud occupe, qu'il occupait, cet objet, il l'a ...et ne veut pas le lâcher. Or l'analyse du transfert ne peut se structurer qu'autour d'une béance, d'une "place vide", nous dit Lacan. « C’est pour autant que cette place vide est visée comme telle que s’institue la dimension toujours, et pour cause, plus ou moins négligée du transfert[6]. » Je trouve ce point essentiel pour comprendre que le transfert n'est pas seulement répétition d'anciennes situations, mais aussi et surtout le surgissement d'un amour réel dans le présent : « C'est en fonction de cet amour, disons réel, que s'institue ce qui est la question centrale du transfert, à savoir celle que se pose le sujet concernant l'agalma, à savoir ce qui lui manque », nous dit Lacan dans L'Angoisse. Autrement dit, dans l'amour de transfert -amour réel-, le manque du sujet vient se présentifier en la personne de l'analyste qui s'en fait le support depuis cette place vide qu'il occupe. Cette place vide, d'où le sujet pourra poser la question de son manque, c'est l'analyste qui l'incarne. Une année après l’Angoisse, dans son séminaire sur Les 4 concepts fondamentaux, Lacan revient sur la question en posant le désir de l'analyste comme un X énigmatique. J'y vois là cette fameuse "place vide" où pourra venir se loger l'objet a de l'analysant, où pourra dans l'amour de transfert se présentifier la pulsion. Est-ce que Freud, en occupant cette place d'Autre non castré, d'Autre détenteur de l'objet a, n'aurait pas fait barrage au surgissement du manque chez ses analysantes, de ce manque au-delà du Penisneid ? La limite de l'analyse freudienne n'est-ce pas l'échec de l'avènement de cette dimension du "reste", de "l'objet chu", de ce manque irréductible qui anime le désir, mobilise la pulsion et se donne, comme manque, dans l'amour ? "Je t'aime, mais, parce qu’inexplicablement j'aime en toi quelque chose plus que toi -l'objet a, je te mutile[7]", dirait en somme l'analysé à son partenaire l'analyste. Intouchable, Freud refusait cette mutilation qui lui aurait permis sans doute d'accéder à cet au-delà du Penisneid dont il faisait pour ses analysantes la butée de l'analyse. Mais ce roc sur lequel elles butaient n'était-ce pas celui de Freud, inentamé, plus que le leur ? Cette mutilation, peut-être pourrait-on la comprendre comme un renoncement au désir de tout savoir -désir de maîtrise- pour laisser place à ce "X énigmatique" ? C'est en tout cas ce que m'a suggéré Lacan qui loge au coeur de cette passion de la vérité comme désir de savoir le point aveugle de Freud avec les femmes. A ce sujet, une petite anecdote rapportée par Lacan à la fin de la séance du 23 janvier 1963 : « Freud a failli périr étouffé de cette promenade nocturne que sa fiancée, le jour même où ils échangeaient les deux derniers voeux, fit avec un vague cousin (...), et c'est là qu'est le point aveugle, Freud veut qu'elle lui dise tout." Cette volonté de savoir, n'est-ce pas le symptôme de Freud face au désir féminin, "douceur fluente" qui se dérobe ? Etre laissé tombé…pour l’analyste Pour étayer un peu cette hypothèse, il est très éclairant de revenir un peu en arrière, dans le séminaire sur La relation d’objet, où Lacan pointait déjà le ratage de Freud dans la cure de la jeune homosexuelle. Il mettait alors l’accent sur la prédominance de l’imaginaire dans la relation transférentielle, notamment à propos de l’interprétation des soi-disant « rêves mensongers » dont Freud affirmait qu’ils étaient dirigés contre lui, destinés à le tromper et à le décevoir. Ici, Lacan fait parler Freud : « C’est[il s’agit des rêves], dit-il, une tentative de m’embobiner, de me captiver, de faire que je la trouve très jolie. » Puis Lacan commente « En affirmant qu’il [Freud] lui est promis le pire, ce qu’il veut éviter, c’est de se sentir lui-même désillusionné. C’est dire qu’il est tout prêt à se faire des illusions. A se mettre en garde contre ses illusions, déjà il est entré dans le jeu. Il réalise le jeu imaginaire. » Et surtout, Lacan ajoute que : « la pointe apparaît ici de cette intention imputée au sujet, de le captiver, lui, Freud, pour le faire tomber de son haut, pour le faire choir de d’autant plus haut qu’il serait pris davantage dans la situation.[8] ». Freud aurait-il laissé tomber la jeune fille pour ne pas risquer, lui, d’être laissé tomber, d’être destitué de sa position de maître ? Quoiqu’il en soit, c’est bien sur un mode agressif que s’établit la relation transférentielle entre Freud et la jeune fille, une relation imaginaire à situer sur l’axe a-a’ des identifications[9]. Bras de fer, lutte de prestance, lutte de « pur prestige », dirait Hegel. N’est-ce pas ce qui s’est passé aussi avec Dora, quand Freud s’obstinait sans succès à lui faire avouer son amour pour Monsieur K ? Et surtout quand, après l’avoir congédié, Dora revient 15 mois plus tard et que Freud la laisse tomber à son tour, prétextant qu’il voyait à sa mine que sa demande ne pouvait être prise au sérieux ? Mais qu’a-t-il vu qui l’aurait embarrassé ? Un regard qu’il n’a pu soutenir ? Un regard moqueur, ironique, de défi ? Des yeux trop rusés, comme ceux de la jeune homosexuelle à qui il dira, à la fin de la dernière séance « vous avez des yeux si rusés que je n’aimerais pas vous rencontrer dans la rue en tant que votre ennemi » ? Quoiqu’il en soit, les cures de ces deux jeunes filles sont identiques sur un point au moins : embarrassé, Freud passe à l’acte. Il les laisse tomber. Mais de quel « embarras » est-il question ? Freud ne serait-il pas embarrassé de cet objet partiel phallicisé qu’il ne veut pas lâcher et qui fait de lui un maître et un père non castré ? Un maître qui veut, qui exige qu’elle –la femme, chaque femme– lui dise tout. Un père –celui de la psychanalyse, incontestablement, et celui de ses analysantes. D’où cette surestimation du transfert oedipien sur une figure paternelle, dans les cures de femmes, qui ressortit à ce fameux « préjugé » de Freud que Lacan pointait déjà dans son Intervention sur le transfert –une autre formulation, 13 ans plus tôt, de la butée freudienne : « Freud avoue que pendant longtemps il n’a pu rencontrer cette tendance homosexuelle (…) sans tomber dans un désarroi qui le rendait incapable d’en agir sur ce point de façon satisfaisante. Ceci ressortit, dirons-nous, à un préjugé, celui-là même qui fausse au départ la conception de complexe d’Œdipe en lui faisant considérer comme naturelle et non comme normative la prévalence du personnage paternel : c’est le même qui s’exprime simplement dans le refrain bien connu : « comme le fil est pour l’aiguille, la fille est pour le garçon. [10]» Prévalence du personnage paternel, auquel Freud s’identifie naturellement. Et de cette place, détenteur de l’objet a phallicisé, il s’égare avec Dora en s’acharnant à lui faire avouer que ce qu’elle désire sans le savoir, c’est ce phallus qu’elle n’a pas. Du coup, à revenir trop constamment sur l’amour que M. K inspirerait à Dora, Freud passe à côté de « l’objet réel de son intérêt », à savoir Mme K. Embarras et désarroi face à ce désir féminin qui lui échappe… A nouveau, il me semble intéressant de faire un petit retour aux textes que nous avons travaillés, en y relevant les points de butée repérés par Lacan dans la cure de Dora. J’aimerais reprendre maintenant un passage du Séminaire sur Les Ecrits techniques de Freud : « Si l’analyse [celle de Dora] avait été correctement menée, qu’est-ce qui aurait dû se passer ? Qu’est-ce qui se serait passé si au lieu de faire intervenir sa parole en O’ [axe imaginaire], c’est-à-dire de mettre en jeu son propre ego dans le but de repétrir, de modeler celui de Dora, Freud lui avait montré que c’était Mme K. qu’elle aimait ?[11] » Cet acte de nomination, acte symbolique, aurait permis le franchissement du miroir et la possibilité pour Dora de reconnaître Mme K comme l’objet de son désir –première étape de l’analyse, nous dit Lacan. Peut-être pouvons-nous à présent ébaucher une réponse à ce qu’aurait pu être la deuxième étape. N’aurait-elle pas consisté à déceler dans ce désir de Dora pour Mme K la résurgence de ce « primitif désir oral[12] » accroché à la mère préoedipienne ? Selon les coordonnées lacaniennes, la fonction de l’analyste comme « espace du champ de l’objet partiel[13] » doit être propice à un tel repérage. Si, pour Dora, l’objet partiel visé par son désir est l’objet oral, son émergence dans la cure lui aurait sans doute permis de laisser tomber ce mode de jouissance pour accéder à « l’assomption de son propre corps » et à « la reconnaissance de sa féminité corporelle[14] ». Mais cet objet partiel, au cœur du fantasme de succion de Dora, Freud, tout embarrassé qu’il était de son propre objet, n’a su le déceler qu’à la lumière de l’amour oedipien. Autrement dit, incapable d’accueillir le transfert d’éléments préoedipiens sur sa personne, il n’a pu accéder à ce noyau de vérité, se faire le support de ce petit a. De même que pour la jeune homosexuelle, c’est l’objet regard qui, d’être pris par Freud dans la suspicion imaginaire de la provocation et de la ruse –souvenons-nous des yeux rusés- n’a pu émerger comme cet objet partiel dont il aurait fallu que la jeune fille se détache. -------------------------------------------------------------------------------- [1] LACAN, L’Angoisse, séance du 30 janvier 1963, Editions de l’Association Freudienne Internationale, p.154. [2] Idem, p. 152. Souligné dans le texte. [3] Idem, p. 152. [4] Idem, p. 154. [5] LACAN, L’Angoisse, p.110. [6] LACAN, L’Angoisse, 16 janvier 1963. [7] LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, édition du Seuil, p.293. [8] LACAN, La relation d’objet, éditions du Seuil, p.108. [9] Je vous renvoie au commentaire du cas de la jeune homosexuelle dans le séminaire sur La relation d’objet. [10] LACAN, « Intervention sur le transfert », Ecrits I, éditions du Seuil, p. 220. [11] LACAN, Les Ecrits techniques de Freud, éditions du Seuil, p. 290. [12] LACAN, Intervention sur le transfert, p. 218. [13] LACAN, L’Angoisse, p. 109. [14] LACAN, Intervention sur le transfert, p. 218.