Les limites aux intentions suicidaires de Ernst

Marc Turpyn


Les séances du samedi 12 et du lundi 14 octobre apportent un certain nombre d'éléments à propos de la sexualité d'Ernst, de la castration et de la mort.

L'impulsion constante à se suicider d'Ernst est un des éléments symptomatiques dont Freud cherche à rendre compte le samedi 12 par sa construction. Cette construction est la reconstitution d'un événement réel, point d'origine d'une suite causale, qui met en scène l'interdit sur la masturbation porté par le père au moyen de menaces de mort et de castration.

Dans cette construction, les pensées suicidaires de Ernst résultent des reproches qu'il se fait d'être un assassin, conséquence de ses désirs de mort à l'égard de son père, ces désirs n'étant autres que le retournement de la menace de mort proférée par le père pour interdire sa jouissance masturbatoire. Schématiquement, en partant de l'origine, la construction donne ceci : Masturbation ' interdit du père, par les menaces de mort et de castration, ' retournement de la menace de mort contre le père ' reproches d'être un assassin ' pensées suicidaires.

Cette construction qui paraît tomber un peu abruptement dans le contexte de la séance, porte ses fruits puisqu'elle déclenche de nombreuses associations de Ernst. Faute de temps, elles ne seront développées que dans la séance suivante du lundi 14 octobre.

Mais l'autre aspect des idées suicidaires concerne la limite que trouve Ernst au passage à l'acte. Il est abordé dès le samedi 12. Ce sont les deux considérations qui font leur apparition dans les adjonctions de Freud. Il y a la première qui est l'idée insupportable que sa mère pourrait découvrir son corps ensanglanté, quoiqu'il pense pouvoir surmonter ce problème par un stratagème et la seconde, que Freud oublie provisoirement, le souvenir d'une parole de sa sœur morte. Entre les deux, à la place de l'oubli, Freud évoque trois souvenirs antérieurs qui forment un ensemble ayant trait à la mort de cette sœur et à la peine qu'elle occasionne à son père d'abord, puis à sa mère.

Vous attirez, Geneviève, l'attention sur le fait que, dans ces considérations et ces souvenirs, réunis par les soins de Freud, l'accent porte sur ce que la mort d'un enfant peut infliger comme perte à sa mère, et sur la représentation que s'en fait Ernst par rapport à ses idées suicidaires. La mère éplorée serait ainsi une mère castrée, privée de son enfant phallique.

Vous faites aussi justement remarquer que le souvenir de la phrase de la sœur (Helga/Camilla), oubliée par Freud : " Sur mon âme, si tu meurs, je me tue ", pourrait représenter, par déplacement la sœur étant déjà morte, la crainte d'Ernst que sa mère, ne supportant pas sa disparition, mette fin à ses jours. Dans ce cas, arrivez-vous à la conclusion qu'il s'agirait d'un échec de la castration maternelle évoquée plus haut ?

La mère préférerait se perdre que de le perdre ou de vivre avec la perte que sa disparition représenterait. Cette impossibilité de sa mère à accepter sa mort serait pour Ernst la confirmation de sa position d'assujet. Si je ne me trompe, Lacan dit (de mémoire) dans le séminaire sur l'angoisse, que le deuil d'un objet n'est possible que dans la mesure où cet objet s'était fait, à l'insu du sujet, le support de sa castration. Il peut venir à manquer définitivement parce que, de son vivant, il a aidé le sujet à se savoir manquant. Ce serait ce deuil que sa mère ne pourrait faire.

Dans l'hypothèse, donc, qu'Ernst craint que sa mère ne mette fin à ses jours à cause de sa mort, c'est l'évitement de la castration de la mère qui pourrait faire obstacle à ces idées de suicide. Et s'il ne peut lui infliger cette castration, c'est parce qu'il la jugerait insurmontable pour elle. Ainsi, si le désir d'occuper la place de sa sœur morte dans le désir de sa mère peut participer de ses idées suicidaires, sa culpabilité concernant également sa mère pourrait aussi l'en empêcher.

Le rapprochement que vous faites, Liliane, avec la façon dont Lacan envisage la castration par l'intermédiaire de la privation maternelle, a retenu aussi mon attention. Ernst pourrait-il être comme en suspens, face à cette question ? Peut-elle le perdre ? Peut-elle être manquante et peut-il accepter qu'elle le soit? Peut-il sortir de cette identification et symboliser cet objet phallique?

Dans Les formations de l'inconscient, l'interdit dont le père est l'agent s'adresse autant à la mère qu'à l'enfant notamment parce qu'il porte sur cette équivalence à laquelle vous faites allusion : enfant = phallus imaginaire de la mère.

Que vise pour Freud cet interdit paternel de la masturbation? Est-ce le levier nécessaire pour que l'enfant sorte d'un hypothétique centrement premier sur lui-même, pour qu'il abandonne son corps propre et puisse se tourner vers un autre ? Est-ce le point d'origine de l'angoisse, elle-même force motrice du complexe de castration devant amener Ernst à renoncer à ses désirs incestueux ? Pour Lacan, c'est plutôt de la rencontre du désir énigmatique de l'Autre que surgit l'angoisse. Quant à l'angoisse de Ernst justement, pour le moins palpable dans ses idées de suicide que Freud prend au sérieux, elle n'est pas ici explicitement intégrée à sa construction.

Il semble aussi qu'avec le temps, Freud a relativisé la nécessité que la menace de castration soit (ou ait été) proférée pour que le complexe de castration se mette en place. Il l'indique dans une note de 1924 ajoutée à l'analyse du petit Hans.

 

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