L'homme aux rats,

deuxième séance (1)


Ernst et le premier récit de sa vivance

Agnès Bély


P41 du journal, Freud fait part du premier jet de Ernst en début de séance, il s'agit d'un évènement. Le début de ce récit est précis, jusque dans les états d'âme de Ernst, jusqu'à ce que les résistances de celui-ci dressent leurs pics hérissés. Ainsi la scène vécue se répète une nième fois, avec les mêmes acteurs, mais cette fois, ce n'est plus projeté en arrière salle sur la scène de l'inconscient, mais dans le cadre du transfert,sur l'écran lisse de l'analyste qui se veut le plus neutre possible, mais l'est-il tant que ça ?


Le cadre de la « vivance » 1

En août, pendant les grandes manoeuvres en Galicie, la séance a lieu deux mois après, en octobre, c'est un événement récent.


Ceci n'est pas un exercice

L'état d'esprit de Ernst, au moment de cet évènement, est déjà tourmenté par « toutes sortes de pensées obsédantes » dont on ne sait pas le contenu. Du reste Freud n'interroge par Ernst sur ce contenu, il le laisse continuer. Ce que je trouve intéressant, c'est que ces pensées obsédantes se dissipent pendant les exercices. Plusieurs hypothèses me viennent par rapport à l'arrêt des obsessions de Ernst :

l'exercice physique et la sensation corporelle que procure l'exercice physique, c'est à dire l'obligation de maîtrise, on peut imaginer une certaine souffrance et peut-être la chaleur. Ainsi, cette sensation corporelle me semble être un substitut aux obsessions, pour un temps, un but provisoire trouvé pour l'affect et l'énergie liée raccrochés à ces pensées obsédantes.

Le lien avec les officiers. On apprend que les officiers font forte impression à Ernst, dans cet effort physique. Ceci n'est pas un exercice, c'est très sérieux pour Ernst. Il s'agit de « montrer aux officiers que nous étions capables non seulement d'apprendre quelque chose, mais aussi de faire preuve d'endurance ».

Ceci me renvoie directement à ce que Ernst a relaté dans la première séance, par rapport à deux personnages important pour lui : Le Dr Guthman et M.Lewy, deux personnages qui l'ont conforté dans le fait qu'il n'est pas un criminel. Ainsi, on peut penser qu'une nouvelle fois, Ernst veut se prouver à lui-même qu'il est quelqu'un de bien. Faire preuve d'endurance, c'est faire preuve de maîtrise de soi, de contrôle, c'est ne pas céder aux obsessions, c'est ne pas être un criminel.

Etre regardé des hommes. Montrer qu'il peut apprendre et faire preuve d'endurance, c'est aussi gagner le regard, attirer l'attention sur lui, alors qu'il souffre dans l'exercice et ressent son corps. Quelque chose qui me semble être le contrepied de « regarder une femme nue » Ce premier désir était la cause de ses obsessions d'enfants, l'inversion de cette idée en une action, « être regardé des hommes » peut être une des causes de ce zèle. Nous verrons par la suite combien le regard du père, même après son décès, est important.

Ainsi, Ernst, par ce triple aspect, permet, à mon avis, dans cet exercice, la réalisation de plusieurs souhaits : celui, bien conscient, de ne pas être considéré comme un criminel, mais aussi deux autres, certainement moins avouables : une souffrance masochiste et peut-être un désir d'exhibition devant des hommes. À ce moment là, les idées obsédantes cessent.


L'évènement déclencheur

Au moment d'une halte. Il se passe quelque chose, ce même quelque chose qui provoque une double halte :

la halte dans ce qui permettait à Ernst une jouissance autorisée par l'exercice physique, et donc un apaisement de la tension dans une dérivation de la pulsion2

la halte dans le récit que fait Ernst de cet évènement. »Ici il s'interrompt

Un lien est crée entre l'évènement et le fait de raconter cet événement en séance, l'actualité du transfert permet, à travers cette halte, de rejouer la scène.

Ersnt perd ses lorgnons comme il perd ses moyens et la précision du récit en séance. Je trouve cette perte vraiment symbolique. Il y a conjonction d'une perte et de ce que Ernst ne voulait surtout pas entendre, subir ou voir, du moins, une partie de Ernst : les châtiments corporels, et en particulier, à ce moment là, l'horrible supplice des rats qui condense à lui tout seul la souffrance, la mort, la pénétration anale.....

Peut on penser que la fin de l'exercice physique signe la fin de la paix relative, la reprise des obsessions, la perte de maîtrise et de contrôle, la reprise des hostilités qui se solde par une perte ?3

en tous cas, nous ne savons rien sur la chronologie de cette perte, est-ce après le récit du capitaine cruel ou avant ? Toujours est-il que le récit et la perte potentialisent les obsessions de Ernst.

Ne voulant pas retarder le départ Ernst ne demande à personne où sont ses lorgnons, et ne demande pas non plus à les chercher. Il télégraphie à son opticien de lui envoyer une nouvelle paire.

Retarder le départ c'est pour Ernst retarder la reprise de l'exercice qui visiblement apaise sa tension, et peut être aussi perdre l'estime qu'il pense avoir des officiers en faisant preuve de zèle.

ainsi, au lieu de demander directement, Ernst trouve une solution à son problème, la demande à distance par télégraphe. Il n'y a pas de confrontation directe, et nous verrons plus tard combien cette demande à distance met en scène tout un tas de personnages intermédiaires pour ne pas avoir à faire face directement au capitaine cruel.4

Défenses

Ernst se défend énergiquement contre la « réintroduction des châtiments corporels dans l'armée ».

Je me rappelle que dans le récit de Dora, Freud avait affirmé à plusieurs reprises que plus la représentation d'un désir inconscient était forte et s'opposait au surmoi, plus la résistance et l'affirmation du contraire de cette représentation, de façon consciente, était énergique. On peut penser ici aussi que c'est le cas, que justement, Ernst lutte ici contre une composante masochiste passive inconsciente très marquée. C'est à ce moment là du récit, lorsque Ernst dit avoir « contredit énergiquement » le capitaine cruel, que se mettent en place les résistances de Ernst analysant. Il ne peut plus parler, se lève et demande à Freud d'arrêter son récit dans les détails. Ce récit qui serait la reproduction de ce qu'il a entendu, voir subi de façon passive et auditive de ce capitaine : le supplice du rat.

résistances

Ce que je trouve intéressant ici, c'est la transposition de la situation vécue dans le cadre de la séance. Ernst a pu contredire l'officier cruel jusqu'à un certain point. Et maintenant, il se défend contre lui-même. Contre l'identification au capitaine cruel. S'il raconte le récit lui-même dans les détail, il agit comme ce capitaine. Il se défend aussi contre la remémoration de cet évènement. Le capitaine cruel est allé jusqu'au bout de son récit, et Freud ne cède pas. Mais on peut supposer que Freud ne jouira pas de la représentation et surtout qu'il ne mettra jamais en scène cette représentation. Celle-ci sur l'écran lisse du transfert, permettra, on le souhaite, à Ernst, de laisser en plan la représentation imaginaire d'une identification de lui-même ou de Freud au capitaine cruel. Ce qu'il ne manquera pas de faire au cours de la séance suivante.

1 En fait, le traducteur emploie ce mot pour parler d'expérience vécue, ça me fait penser à l'évènement déclencheur dans un récit initiatique. Alors qu'un événement déclencheur permet au héros de grandir dans l'épreuve, ici, Ernst sort de cette expérience encore plus affaibli par ses pensées obsédantes qu'avant.

2 Freud, dans ses trois essais sur la théorie sexuelle, aborde le sujet dela satisfaction sexuelle à partir de l'activité musculaire.

C'est un fait bien connu qu'une activité musculaire énergique et abondante est pour l'enfant un besoin dont la satisfaction lui procure un plaisir extraordinaire. p 135, edition folio essais.

3 Il m'est souvent arrivée de perdre ou oublier des objets lorsque je suis préoccupée par quelque chose, c'est vraiment quelque qui est pour moi habituel. Je me suis souvent demandée si le type de l'objet perdu et le lieu où il est perdu a un lien avec ce qui me préoccupe à ce moment là. en tous cas, retrouver le cours des pensées au moment de l'oubli ou de la perte permet souvent de rassembler les pièces du puzzle.

4 Peut-on qualifier ce comportement de stratégie d'évitement du phobique ?

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