Ballade en ville étrangère

Le second rêve de Dora

 

Agnès Bély

 

Dora, avant d'interrompre son analyse avec Freud, fait un rêve qui éclaircit plusieurs aspects pointés par Freud : une hypothèse sur l'état d'âme de la patiente, une réactivation de souvenirs et l'éclairage sur un de ses symptômes.1 À travers ces trois aspects, j'ai choisi trois points qui s'entrecroisent au fil de l'analyse de Dora et arpentent le rêve sur plusieurs niveaux :

    • Des éléments sur la cure analytique

    • Les désirs de vengeance et de mort du père de Dora

    • Les identifications sexuelles de Dora

Ainsi, j'ai choisi de fournir ces trois lectures du rêve qui ont quelque chose à voir....




1/ Des éléments sur la cure analytique

En premier lieu, l'architecture de ce rêve me fait penser à un cadre où évolue Dora, une ballade d'exploration où se mêlent familiarité et étrangeté, angoisse et apaisement. À travers ce rêve, je choisi une interprétation libre du cadre de la cure analytique en filant la métaphore, sur les pas de Dora et de Freud. Une promenade où des personnages se croisent et se recroisent, personnages à visage inconnu, personnages familiers. La dimension de l'espace se dilue dans le temps, actualité du transfert et réminiscence du passé. Regardons ensemble ce cadre.

Dora se promène dans une ville étrangère. N'est-ce pas le propre de l'analyse que de s'aventurer en terre étrangère, de découvrir et explorer l'autre en soi ? Des rues et des places inconnues, de prime abord ? Puis Dora entre dans une maison où elle habite, à l'intérieur d'elle même, sans doute, dans sa chambre, lieu intime par excellence. Que découvre t-elle dans cette chambre ? Une lettre de sa mère qui lui donne des nouvelles de son père et qui l'invite à venir à sa rencontre. Analyse, toujours un peu le déchiffrage d'une lettre, d'un testament légué par les parents, que l'on reçoit retrospectivement. Mais que se passe t-il ? Dora veut aller à la gare, et elle se perd, n'y arrive pas, comme les mille et un détours de l'analyse, avant d'arriver à bon port, quelques fois, les associations arrivent à foison, mais l'on ne s'y retrouve plus... quel aiguillage prendre ?2 Et à chaque fois qu'elle demande son chemin, Dora reçoit cette réponse : cinq minutes.... Dora a des questions récurrentes....3 mais pas de réponses immédiates.

Dora pénètre une forêt profonde, régression de l'analyse ? Retour au ventre maternel ? Là elle questionne un homme qu'elle y rencontre, comme elle questionne Freud au cours de l'analyse. Celui-ci lui propose de l'accompagner, mais elle veut traverser cette forêt seule. Elle va en effet interrompre son analyse. Mais avant cette interruption, elle va explorer un pan de ses souvenirs : elle retourne chez elle, dans la maison familiale, retrouve l'escalier où un jour elle s'est foulé le pied, et surtout sa chambre où elle est seule, et tranquille pour lire un livre où elle peut à loisir explorer sa féminité.... Freud est de trop pour elle, elle souhaite visiblement être seule, éliminer celui qui est à la place des hommes, dans les éléments du transfert, ce que nous allons voir par la suite de plus près.


1/ Le désir de vengeance et de mort du père de Dora

C'est un des aspects qu'explore Freud à travers ce rêve, avec Dora. Le premier éléments est l'annonce de la mort du père de Dora par sa mère, à travers une lettre. Le thème de la lettre est déjà évoqué lors de l'anamnèse de Dora. Celle-ci a en effet, pu laisser, entre les mains de son père, une lettre où elle évoque son souhait de mourir... On peut se demander pourquoi ? Sorte de chantage affectif où elle pourrait souhaiter faire de la peine à son père. 4On apprendra plus tard qu'elle a des motifs d'en vouloir à son père, par rapport à M et Mme K. Le motif est simple, elle en veut à son père d'être l'amant de Mme K. Elle en veut à Mme K. de lui prendre son père, et elle en veut à tous les deux de la laisser entre les mains de M.K. C'est un des thèmes du début de l'analyse de Dora.

Il semble aussi que Dora n'en veuille pas qu'à son père. Elle a aussi des comptes à rendre à M.K. Elle avoue l'avoir giflé au bord du lac. Pourquoi ? Il y a une phrase récurrente : « Ma femme n'est rien pour moi », cette phrase, Dora l'a entendue de la bouche de son père, et de la bouche de M.K. À plusieurs reprise, et surtout lorsque M.K. A tenté de séduire la femme de chambre qu'il a ensuite délaissée. Cette femme de chambre à laquelle Dora ne veut surtout pas être identifiée. Être courtisée par M.K. C'est peut-être un jour n'être plus rien pour M.K., être une femme de rien, elle n'a pas envie d'être traitée ainsi. C'est à Freud qu'elle va faire payer ce qu'elle ressent comme une trahison de la part de M.K. En s'identifiant, malgré elle, à la femme de chambre. Comme celle-ci, elle donne un préavis de quinze jours avant d'arrêter son analyse.5 Le transfert opère, et Freud endosse le masque de M.K.

Il y a un autre aspect derrière ce souhait de la disparition d'un homme qui est récurrent dans le rêve de Dora. Un aspect beaucoup plus archaïque, pré-oedipien. (aspect qui apparaît déjà dans le début de l'analyse de Dora), celui de vouloir être seule avec sa mère, dans le ventre maternel, symbolisé peut-être par la forêt profonde. (la forêt des poils pubiens, la profondeur de l'utérus). Fantasme de retour au ventre maternel, accouchement à l'envers, si l'on peut dire ainsi.6 Pour être seule avec la mère, il faut que le père disparaisse, ça peut-être un motif de souhait inconscient de la mort du père.

Enfin, un dernier aspect qui peut expliquer le désir de la mort du père, c'est celui de ne plus avoir l'ombre de l'interdit au sujet de la curiosité sexuelle, plongeons nous dans le contexte de l'époque, il semble bien inconvenant, pour une jeune fille, de s'intéresser à l'anatomie. C'est pourtant ce qu'a fait Dora à un moment donné lorsque son cousin a eu l'appendicite, en consultant le dictionnaire. Cet élément apparaît à la fin du rêve7 lorsqu'elle se retrouve seule et surtout tranquille dans sa chambre en train de consulter un gros livre. Le dictionnaire lui a certes donné des détails sur la crise d'appendicite mais surtout fourni un certain vocabulaire sur l'anatomie féminine qu'elle peut explorer à loisir, dans sa chambre, au cours de son sommeil à travers ce rêve. Les nymphes, le vestibule, le mot ostium... tout ça, Dora ne l'a pas inventé, et a dû avoir entre les mains un bon dictionnaire médical. Cette fois-ci, contrairement au premier rêve, elle ne fait pas intervenir son père pour la réveiller, mais elle explore en toute tranquillité l'anatomie féminine. Un autre aspect m'est venu par rapport à cette liberté, d'être seule dans sa chambre est non seulement une exploration à travers un livre ou à travers un rêve, mais peut-être aussi dans un fantasme de masturbation, qui apparaît comme lors du premier rêve, fantasme où elle explore elle-même son propre corps, pourquoi pas en s'identifiant à un homme ?.8

3/ Les identifications sexuelles de Dora

Prenons pour commencer, le lieu du rêve de Dora, la ville qu'elle ne connaît pas. À quoi lui fait penser cette ville ? La ville où trône un monument érigé comme un phallus.... La ville, à la fois féminine parce qu'elle remplit les besoins de sa population (d'ailleurs Dora associe à une ville d'eau), et masculine parce qu'elle est le lieu de l'échange et du transit. Dora associe à cet album9 qu'elle a cherché la veille, album qui est dans une boîte... comme la boîte à bijoux du premier rêve. Cet album est le cadeau d'un jeune homme qui la courtise et qui espère d'elle une relation, dans le futur. Un jeune homme qui est dans l'attente comme l'attente de rejoindre la gare.10 La gare qui reçoit les trains, métaphore de la relation sexuelle. Ainsi, comme le suggère Freud, on peut supposer que Dora s'identifie à un jeune homme qui désire des relations sexuelles avec une femme. N'est-ce pas une interrogation hystérique que de se demander ce qu'il y a dans la tête d'un homme, ce qu'il ressent, et qui, surtout, explore l'anatomie féminine ? Anatomie que Dora a exploré dans le dictionnaire et qui ressort dans les éléments du rêve. La forêt, les poils pubiens, forêt qui rappelle le tableau où il y a des nymphes, mot scientifique de l'anatomie féminine. Forêt qui mène à la gare, au cimetière et à l'entrée (le vestibule) de la maison de Dora, trois mots dont la traduction allemande se rapproche d'un mot désignant l'hymen et donc suggérant l'exploration et la défloration. Dora, la veille, a cherché une clef pour ouvrir le placard contenant le cognac de son père. Cette clef, elle l'a demandé à sa mère. Symbole phallique que sa mère n'a pu lui fournir de suite. Dora a pu souhaiter par là être un homme en ayant ce qu'elle n'a pas. Mais pour en faire cadeau à son père.

Continuons la promenade dans le rêve, la ville est surdéterminée, elle rappelle à Dora Dresde où elle est restée en extase devant la Madone. Désir d'un jeune homme d'avoir des relations sexuelles, admiration de la jeune fille devant la Madone, idéal de virginité qui se confronte au souhait de relations sexuelles. Virginité qui a enfanté, enveloppée du manteau du Saint-Esprit. Par association, Dora aboutit à un fantasme d'enfantement, neuf mois après la scène du lac avec M.K. Elle a simulé une crise d'appendicite, avec des douleurs prémenstruelles qui ressemblent aux douleurs de l'accouchement. À ces douleurs s'associent une douleur à la cheville qu'elle avait déjà éprouvée en faisant un faux-pas dans l'escalier petite fille11. (l'escalier du rêve). Le faux-pas, la faute, qu'elle aurait pu faire en ayant des relations avec M.K. qu'elle n'a pas eu. Et qui se traduirait par un accouchement. Ainsi, Dora s'identifie à la fois à l'homme qui a des relations sexuelles, et à la vierge-mère. Mais une autre identifications se profile aussi dans se rêve. Un autre fantasme. Dora erre seule dans une ville, dans une forêt et harangue les passants pour savoir où est la gare, comment avoir des relations sexuelles. Comme un fantasme de prostitution. Ainsi, Dora prise dans le jeu des identifications est à la fois, homme et femme en alternance. Elle explore sa féminité à travers le regard ou l'identification à un homme, et dans le fantasme d'être ce qu'elle n'est pas (prostituée et mère), ceci sur font d'idéal de virginité. Ainsi, Dora évacue la rencontre de l'homme en prenant le phallus, ou en étant le phallus. Identifications qui n'ont été possible que parce que Dora a souhaité être dans le désir de son père (Cognac), et grâce à l'amour pour Mme K. Configuration oedipienne où Dora admire la mère (jouée par Mme K.) et désire être au père.


Dans son rêve, les trois thèmes se croisent et s'entrecroisent, Dora a emmené son oedipe chez Freud qui a pris la place de l'homme qu'elle veut faire disparaître dans le transfert. Intéressant de voir que Dora ne peut devenir femme que par le jeu des identifications, mais aussi dans le désir d'un homme et dans l'identification à une femme désirée d'un homme, comme Mme K. l'a été par son père.

 

 

Notes

 

1 Voir page 69, dans l'introduction de Freud au second rêve de Dora.

2 Voir les aiguillages du rêve, image utilisée par Freud dans l'analyse du premier rêve.

3 Cf page 70, questions relatives à la scène au bord du lac.

4 La veille, Dora a pu voir son père défaillir à l'évocation de sa santé, il est apparu vulnérable, elle a pu s'en émouvoir, mais aussi, inconsciemment, voir que, à travers cette fragilité, il pouvait mourir de chagrin, peut-être, si elle le quittait. C'est une des multiples causes occasionnelles du rêve.

5 La femme de chambre avait donné un préavis de quinze jours avant de quitter le domicile de Dora. La femme de chambre est croisée dans le rêve, elle est seule avec Dora dans la maison, alors que tous les autres sont au cimetière accompagner le père de Dora.

6 Cela apparaît clairement dans le fait que Dora n'accepte pas d'être accompagné par un homme jusqu'à la gare, ceci se passe dans la forêt.

7 Élément qu'elle avait oublié au départ, Freud affirme, dans « die traumdeutung » qu'un élément oublié d'un rêve est certainement l'expression d'une pensée refoulée qui a une grande importance.

8 J'ai pensé à cet aspect par rapport à la lecture du séminaire de Lacan sur le désir et son interprétation à travers l'analyse du rêve d'un homme faite par Ella Sharpe. Cet homme avait pour fantasme d'être seul dans une pièce pour être tranquille ou de surprendre son analyste femme seule....

9 Cet album est certainement un des éléments déclencheur du rêve.

10 P 72, du texte des 5 psychanalyses.

11 Ce que ne dit pas le rêve, Freud ou Dora, c'est la cause de cette chute dans l'escalier où Dora a huit ans. Dans le premier rêve, Freud a fait ressortir la masturbation de Dora, liée à une souillure (pertes blanches), on peut imaginer aussi qu'elle ait pu encore à huit ans, continuer cette pratique et chuté dans l'escalier.... Mais on peut tout imaginer.....

 

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