La manière dont Freud parle du transfert dans Dora

Lise Demailly

 


IL s'agit ici de repérer quelques points de théorie explicite ou spontanée du transfert dans le texte de Dora, à partir d'un relevé systématique des occurrences du terme dans le texte.
"Dora" est un texte fascinant car on y lit l'invention de la psychanalyse. Et comme le dit Freud de ce cas : "Ce qui en constitue la qualité et le rend propre à une première publication d'introduction à la psychanalyse, sa clarté particulière, est en rapport intime avec son grand défaut, qui fut la cause d'une interruption prématurée, la non suffisante prise en compte du transfert" .
Cette idée qu'un cas pourrait être particulièrement "clair" si l'on contourne la question du transfert - le terme "clair" étant repris en écho inversé plus loin ( quand l'on arrive de bonne heure à englober le transfert dans l'analyse. celle-ci se déroule plus lentement et devient moins claire) nous introduit au premier constat quant au statut du transfert dans la cure selon e texte de Freud .

 

1° Une tendance à séparer le transfert du reste du matériel à analyser


Dans le cas Dora, Freud est embarrassé du transfert. Emberlificoté, pratiquement et théoriquement. Et il le découvre, pratiquement et théoriquement.
Cet embarras se dit dans le texte autour de cette notion de clarté. La clarté particulière dans le cas vient du fait que, mettant de côté le transfert, Freud peut se centrer sur d'autres aspects de la vie psychique : les symptômes, les rêves, les actes manquées, les associations, la sexualité infantile.
Voici quelques citations:
- la partie la plus difficile du travail technique n'a pu être abordée chez cette malade, le facteur du transfert.
- Cette partie du travail est la plus difficile. L'interprétation des rêves, l'extraction d'idées et de souvenirs inconscients des associations du malade ainsi que les autres procédés de traduction sont faciles à apprendre ; c'est le malade lui-même qui en donne toujours le texte. Mais le transfert, par contre, doit être deviné sans le concours du malade, d'après de légers signes et sans pécher par arbitraire.
- je négligeai ce premier avertissement, .... puisqu'il ne se présentait pas d'autres signes de transfert et que le matériel de l'analyse n'était pas encore épuisé
- Je ne réussis pas à me rendre à temps maître du transfert ;
- tous les signes qui rendent probable un transfert sur moi
Freud en est donc à un moment précis de la construction de la théorie analytique où il fait (encore) deux cases :

D'un coté
le matériel de l'analyse (associations, symptômes, rêves) De l'autre: le transfert
Travail facile à apprendre
Difficile
La partie la plus difficile du travail technique
L'analysant fournit le texte Il suffit d'écouter Il faut deviner sans le concours du malade, , déchiffrer les signes, de légers signes
IL faudrait s'en rendre maître

Et pourtant , s'il avait pris en compte le transfert, le transfert aurait fait partie du "matériel" : l'empressement avec lequel Dora mit à ma disposition une partie du matériel pathogène me fit oublier de prêter attention aux premiers signes du transfert qu'elle préparait au moyen d'une autre partie de ce même matériel, partie qui me restait inconnue.

 

2) Et pourtant, Freud sait , à la fin de la cure de Dora, que le transfert est au cœur de la cure


C'est l'interruption de la cure de Dora qui lui permet de construire la théorie du transfert comme au cœur de la cure. C'est donc l'échec pratique, qu'il admet et reconnaît, en chercheur rationaliste qu'il est, qui est source d'un nouveau savoir théorique. Bel exemple de démarche scientifique !
Il aboutit à la thèse: le transfert est "nécessaire", consubstantiel de la cure, "inévitable"

 

3) Le transfert est surtout vu comme un obstacle. Prendre en compte le transfert est nécessaire, mais c'est essentiellement pour empêcher la cure d'échouer.
Voici un autre ensemble d'occurrences qui montre que Freud a parfois du mal a tirer toutes les conséquences de sa découverte
Le travail du médecin n'est pas accru par le transfert; il peut, en effet, lui être indifférent, étant donné qu'il doit vaincre une certaine tendance du malade, que cette tendance se manifeste par rapport à lui, médecin ou par rapport à quelque autre personne.
...On ne peut éviter le transfert par aucun moyen et 'il faut combattre cette nouvelle création de la maladie comme toutes les précédentes
Le psychanalyste ne peut pas éviter de s'intéresser au transfert "car il est utilisé à la formation de tous les obstacles qui rendent inaccessible le matériel, et parce que la sensation de conviction relative à la justesse des contextes reconstruits ne se produit chez le malade qu'une fois le transfert résolu".
Là où l'on arrive de bonne heure à englober le transfert dans l'analyse, celle-ci ... est mieux assurée contre de subites et invincibles résistances.
Elucider le transfert est indispensable pour éviter les passages à l'acte ou acting-out : "elle m'abandonna comme elle se croyait trompée et abandonnée par lui. Ainsi, elle mit en action une importante partie de ses souvenirs et de ses fantasmes, au lieu de la reproduire dans la cure."
Dans le cas où des tendances à la cruauté, à la vengeance, précédemment utilisées pour constituer des symptômes, se transfèrent, pendant le traitement, sur le médecin, avant que celui-ci n'ait eu le temps de les détacher de sa personne en les ramenant à leurs sources, il ne faut pas s'étonner que l'état des malades ne se laisse pas influencer par les efforts thérapeutiques du médecin.
Il ne devient le plus puissant auxiliaire du psychanalyste que si celui-ci réussit à le deviner chaque fois et à en traduire le sens au malade
Et ,par la solution de ce transfert, l'analyse aurait trouvé accès à du matériel nouveau, sans doute constitué de souvenirs réels

 

4°Pourtant, Freud découvre et énonce que le transfert n'est pas seulement un obstacle, il est une part essentielle du matériel.


Le texte de Freud va au delà de ce qui porte la marque de son embarras. La théorie du transfert qu'énonce Freud montre qu'il n'est pas seulement un obstacle , il est une part essentielle du matériel , et de la vie psychique

Que sont ces transferts ? Ce sont de nouvelles éditions, des copies des tendances et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients par les progrès de l'analyse, et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue par la personne du médecin. Autrement dit, un nombre considérable d'états psychiques antérieurs revivent, non pas comme états passés, mais comme rapports actuels avec la personne du médecin. Il y a des transferts qui ne diffèrent en rien de leur modèle quant à leur contenu, à l'exception de la personne remplacée. Ce sont donc, en se servant de la même métaphore, de simples rééditions stéréotypées, des réimpressions. D'autres transferts sont faits avec plus d'art, ils ont subi une atténuation de leur contenu, une sublimation, comme je dis, et sont même capables de devenir conscients en s'étayant sur une particularité réelle, habilement utilisée, de la personne du médecin ou des circonstances qui l'entourent. Ce sont alors des éditions revues et corrigées, et non plus des réimpressions.

Remarquons - ce qui ouvre la voie à la lecture lacanienne de Lacan- toutes les métaphores par lesquelles le transfert est pensé comme un acte de langage: édition, copie, rééditions, réimpressions,éditions revues et corrigées . Plus précisément donc de l'écriture. Le transfert s'écrit et le psychanalyste doit en déchiffrer les signes. Il s'écrit dans la relation comme le symptôme hystérique s'écrit sur le corps.
En même temps de quoi est fait le transfert : de tendances, mot un peu vague ( le terme original serait à vérifier) qu'il emploie pour pulsion ou désirs...La copie de tendance n'est pas propre à la cure. C'est un état psychique en partie inconscient. La cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle ne fait que le démasquer comme les autres phénomènes psychiques cachés.

5) Le transfert s'accroche sur un trait, une particularité


Sur ce point , on peut aussi pressentir la lecture de Lacan. Voici deux extraits ou émergent cette notion de "trait".
en s'étayant sur une particularité réelle, habilement utilisée, de la personne du médecin ou des circonstances qui l'entourent.
c'est à cause de ce facteur inconnu par lequel je lui rappelais M. K.., qu'elle se vengea de moi, comme elle voulait se venger de lui

Conclusion


La théorie du transfert dans Dora est en tension entre deux moments du parcours théorique et clinique de Freud : celui où Freud rate (parce qu'il croit qu'il pourra s'occuper du transfert plus tard, qu'il a le temps, qu'il peut séparer le transfert du reste du matériel inconscient) , et celui où Freud, justement parce qu'il a raté quelque chose dans la cure de Dora et qu'il est capable d'analyser scientifiquement son échec, construit les bases historiques de la théorie psychanalytique du transfert.

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