Freud, un
homme de science
Liliane
Fainsilber
Tableau d'Anne-Marie Tort
Dora est partie. Elle a quitté
Freud. Ce dernier écrit donc dans la solitude de son bureau le
récit de cette analyse si courte : trois mois à peine.
Je trouve que dans les deux premières pages de cette " Conclusion
", on peut voir se dessiner en filigrane, les rapports entre la
clinique et la théorie, mais aussi à la jonction des deux,
d'une part ce qui concerne l'éthique de la psychanalyse, d'autre
part, la technique. L'une l'éthique va dans le sens de la clinique
à la théorie, la technique dans l'autre sens, comme un
effet de retour de la théorie vers la clinique. Lacan a défini
l'éthique de la psychanalyse comme " une praxis " de
sa théorie. Le terme même de " praxis " est très
riche surtout si on se réfère aux philosophes grecs. De
ce que je pense en avoir saisi, ce qui définit l'éthique
de la psychanalyse c'est le fait que l'analyste doit s'interroger sur
la portée de son action, sur la position qu'il occupe auprès
de ses analysants. Pour le dire d'une autre façon, il ne peut
comme Monsieur Jourdain, faire de la prose sans le savoir. La clinique
analytique exige de lui qu'il s'interroge sur son travail qu'il en élabore
quelque chose ; qu'il en rende éventuellement compte auprès
de ses pairs. Les élaborations théoriques de l'analyste
étant en effet au même titre que d'autres, actes manqués,
lapsus et rêves, des formations de l'inconscient, elles maintiennent
donc l'analyste en position d'analysant.
L'effet de retour de la théorie sur la clinique, sous forme de
la technique, est plus aisé à saisir.
On pourrait inscrire le rapport de ces quatre termes sur une bande de
Möbius, mais pour ne pas trop compliquer les choses je vais schématiser
ces rapports par des flèches en double sens.
On retrouve donc, dans les
premières lignes de cette conclusion du texte de Dora, le tracé
de ce double sens de la clinique à la théorie
La théorie dans
son étroit rapport à la clinique :
"
je puis assurer
que, sans m'être tenu à un système psychologique
quelconque, j'ai entrepris l'étude des phénomènes
dévoilés par l'étude des psychonévroses
et que j'ai modifié mes conceptions jusqu'à ce qu'elles
me semblassent être devenues susceptibles de rendre compte de
l'ensemble des observations. Je n'ai pas la prétention d'avoir
évité toute hypothèse; mais le matériel
en est acquis par les observations les plus étendues et les plus
laborieuses.
Ici se révèle d'emblée la dimension éthique
de sa découverte. Il agit en homme de science, mais aussi en
honnête homme. Ici il faudrait définir un peu plus ce qu'est
l'éthique de la psychanalyse : peut-être pourrait-on la
poser, pour l'instant, comme l'exigence d'avoir à rendre s'interroger
sur le rôle que l'on joue auprès de ses analysants et cela
implique l'exigence d'une nécessaire théorisation.
La spécificité
du matériel étudié : l'objet de la psychanalyse
" La fermeté
de mes vues dans la question de l'inconscient choquera tout particulièrement,
car je procède avec les idées, représentations
et émotions inconscientes, comme si elles étaient des
objets de la psychologie aussi vrais et aussi certains que tous les
phénomènes conscients; mais je suis sûr que quiconque
tentera d'étudier les mêmes phénomènes par
la même méthode ne pourra éviter, malgré
toutes les dissuasions des philosophes, d'adopter le même point
de vue que moi.
Pourtant, en homme de science
et en médecin, Freud veut encore fonder sa nouvelle science sur
une assise " organique ", mais le moins qu'on puisse dire
c'est que cette référence à l'organique est pour
le coup hypothétique :
" Ceux d'entre mes confrères qui ont considéré
ma théorie de l'hystérie comme étant purement psychologique
et, par conséquent, a priori inapte à résoudre
un problème de pathologie, auraient pu conclure, d'après
le présent travail, qu'en me faisant ce reproche, ils transfèrent
sans raison un caractère de la technique à la théorie.
Seule la technique thérapeutique est purement psychologique;
la théorie ne néglige nullement d'indiquer le fondement
organique des névroses tout en ne le recherchant pas dans des
modifications anatomo-pathologiques et tout en remplaçant provisoirement
les modifications chimiques, certes probables, mais actuellement insaisissables,
par celles de la fonction organique. Personne ne pourra dénier
à la fonction sexuelle, dans laquelle je vois la cause de l'hystérie,
ainsi que celle des psychonévroses en général,
son caractère de facteur organique. Une théorie de la
sexualité ne pourra, je le suppose, se dispenser d'admettre l'action
excitante de substances sexuelles déterminées. Ce sont
les intoxications et les phénomènes dus à l'abstinence
de certains toxiques, chez les toxicomanes qui, parmi tous les tableaux
cliniques que nous offre l'observation, se rapprochent le plus des vraies
psychonévroses.
De même n'ai-je pas exposé non plus, dans ce travail, ce
qu'on pourrait dire aujourd'hui concernant la " complaisance somatique
., les germes infantiles des perversions, les zones érogènes
et la prédisposition bisexuelle. Je n'ai indiqué que les
points où l'analyse se heurtait à ces fondements organiques
des symptômes ".
Retenons ce point la psychanalyse
se heurte à ces " fondements organiques des symptômes
". Le corps y est donc mis en jeu mais en un point limite, comme
hors champ. Il reprendra ce point dans sa métapsychologie avec
les théories de la pulsion.
La technique analytique
L'effet de retour de la théorie
sur la clinique analytique est laissé en suspens dans ce texte
:
" J'ai omis complètement, écrit-il, d'exposer la
technique, nullement compréhensible de prime abord, grâce
à laquelle on arrive à extraire, du matériel brut
des associations des malades, le contenu net de précieuses pensées
inconscientes, ce qui a, l'inconvénient de ne pas permettre au
lecteur de cet exposé de vérifier lui-même la correction
de mon procédé. Mais j'ai trouvé tout à
fait impraticable d'exposer en même temps la technique de l'analyse
et la structure interne d'un cas d'hystérie;
La technique exige un exposé à part, illustré par
un grand nombre d'exemples des plus divers et où il est permis
de négliger le résultat acquis dans chaque cas.
Les buts de Freud en écrivant
ce fragment d'analyse
Il en évoque deux
: d'une part compléter sa science des rêves, d'autre part
décrire la structure très complexe d'une hystérie.
Je le cite :
" J'ai voulu atteindre deux buts par cette publication incomplète
: premièrement compléter ma Science des rêves, en
montrant comment on peut utiliser cet art d'ordinaire inemployé,
afin de dévoiler les parties cachées et refoulées
de l'âme humaine; j'ai par suite tenu compte, dans l'analyse des
deux rêves de Dora, de la technique de l'interprétation
des rêves qui ressemble à la technique psychanalytique.
Deuxièmement, j'ai voulu éveiller l'intérêt
pour certains phénomènes qui sont encore tout à
fait ignorés de la science, car on ne peut les découvrir
qu'en appliquant précisément cette méthode. Personne
ne pouvait, avant elle, avoir une idée exacte de la complexité
des phénomènes psychiques dans l'hystérie, de la
simultanéité des tendances les plus diverses, de la liaison
réciproque des contraires, des refoulements, des déplacements,
etc. La mise en valeur par Janet de l'idée fixe qui se métamorphoserait
en un symptôme n'est rien d'autre qu'une schématisation
vraiment pauvre.
Une opposition énigmatique
entre deux modes d'expression des représentations où il
est question de la "normalité"
Tout d'abord, je trouve que
dans la construction de cette phrase on ne sait ce qui est normal. Est-ce
les modes d'expression des représentations qui ne sont pas refoulées,
qui peuvent devenir conscientes qui sont dites normales par rapport
aux représentations refoulées ou bien est-ce les représentations
elles-mêmes ou encore les expressions. Il me semble que la phrase
est un peu embrouillée. Mais en gros ce qui doit être considéré
comme normal est ce qui est conscient, et anormal encore que le mot
ne s'y trouve pas, ce qui est refoulé et se trouve quand même
exprimé sous forme de symptômes.
" Il faudra nécessairement supposer que les excitations
accompagnées de représentations incapables de devenir
conscientes agissent autrement les unes sur les autres, se déroulent
d'une autre manière et conduisent à d'autres modes d'expression
que celles appelées par nous " normales " et dont le
contenu représentatif nous devient conscient. A-t-on bien saisi
cela, alors rien ne s'oppose plus à la compréhension d'une
thérapeutique qui consiste à guérir des symptômes
névrotiques en transformant des représentations du premier
ordre en représentations normales.
Le rôle de la sexualité
dans la névrose :
"Les manifestations morbides sont l'activité sexuelle des
malades"
" J'ai tenu aussi à
montrer que la sexualité n'intervient pas d'une façon
isolée, comme un deus ex machina, dans l'ensemble des phénomènes
caractéristiques de l'hystérie, mais qu'elle est la force
motrice de chacun des symptômes et de chacune des manifestations
d'un symptôme. Les manifestations morbides sont, pour ainsi dire,l'activité
sexuelle des malades. Un cas isolé ne sera jamais susceptible
de prouver une règle aussi générale, mais je ne
peux que le répétez toujours, parce que je ne rencontre
jamais autre chose: la sexualité est la clef du problème
des psychonévroses, ainsi que des névroses en général.
Qui la dédaignera ne sera jamais en état de résoudre
ce problème. J'en suis encore à attendre les recherches
susceptibles de contredire cette loi ou d'en limiter la portée.
Toutes les critiques que j'en ai entendu faire jusqu'à présent
étaient l'expression d'un déplaisir et d'une incrédulité
personnels, auxquels il suffit d'opposer les paroles de Charcot: Ça
n'empêche pas d'exister "
La question de la guérison
Quand Freud aborde ici, à
propos de la question de la guérison, ce qui lui a fait difficulté
dans cette analyse, il évoque deux facteurs d'importance, d'une
part la question des bénéfices secondaires de la maladie
: pour Dora, obtenir de son père qu'il cesse ses relations avec
Madame K. était un enjeu suffisamment important pour qu'il fasse
obstacle à son désir d'aller mieux et d'abandonner ses
symptômes. Mais est-ce que cela ne devient pas pour Freud un argument
de sa défense au tribunal de sa conscience ? Tout ça c'est
la faute de Dora.
Le second obstacle que Freud pose comme étant un obstacle à
la guérison, c'est la présence même de l'analyste.
Tant que les liens de l'analysant à l'analyste sont maintenus
il n'y aurait pas de guérison possible.
Je trouve que c'est une approche très stimulante des questions
qui concernent la fin de l'analyse. Mais il est vrai qu'avec Dora, nous
sommes loin de sa fin.
Je cite le passage où Freud développe cette double argumentation
:
" Le cas dont j'ai publié ici un fragment de l'histoire
morbide et du traitement ne se prête pas non plus à faire
voir sous son vrai jour la valeur de la technique psychanalytique. Non
seulement la courte durée du traitement, à peine trois
mois, mais encore un autre facteur inhérent à ce cas,
ont empêché que la cure se terminât par cette amélioration,
avouée par la malade et son entourage, qu'on obtient d'ordinaire
et qui se rapproche plus ou moins d'une guérison complète.
On arrive à des résultats aussi satisfaisants là
où les manifestations de la maladie sont formées et maintenues
uniquement par le conflit interne entre des tendances se rattachant
à la sexualité. On voit, dans ces cas, s'améliorer
l'état des malades dans la mesure où l'on contribue à
résoudre leurs problèmes psychiques grâce à
la transformation du matériel psychique pathogène en matériel
normal. La cure se déroule tout autrement là où
des symptômes se sont mis au service des motifs externes relatifs
à la vie du malade, ainsi que le montrait le cas de Dora pendant
les deux années qui venaient de s'écouler. On est surpris
et peut-être facilement déconcerté en voyant que
l'état du malade ne se modifie pas beaucoup, même par une
analyse très avancée. En réalité, la situation
n'est pas si grave; les symptômes ne disparaissent pas pendant
le travail, mais quelque temps après, lorsque les rapports avec
le médecin sont rompus. Le retard apporté à la
guérison ou à l'amélioration n'est en réalité
dû qu'à la personne du médecin.
C'est à la suite de ce passage qu'il aborde longuement la question
du transfert.
Ce qui reste en suspens c'est
justement la question du contre-transfert avec ce qui en constitue le
point d'énigme, la question du désir du psychanalyste.
Retour
lecture du texte de Freud
|