Complexe de castration masculin et désir de savoir -[ I ]- Marc Turpyn
Lors de sa première
séance avec Freud, l'homme aux rats rapporte comment, à
l'âge de 4 ou 5ans, ayant été autorisé à
se glisser sous les jupons de Mlle Robert, sa jeune et jolie gouvernante,
il découvre à tâtons " ses parties génitales
et son ventre qui lui paraît " curieux " ". Cette
découverte plutôt traumatique fait naître en lui
" la curiosité brûlante de regarder le corps des femmes
", curiosité qui n'a cessé depuis de le " tourmenter
" (Journal d'une analyse, p. 5/35).
En 1909, dans la quatrième des cinq leçons sur la psychanalyse (conférences prononcées à la Clark university de Worcester aux Etats Unis peu de temps après la publication des Théories sexuelles infantiles), Freud note que l'enfant met, à l'époque où il est dominé par son complexe d'dipe, " une partie importante de son activité intellectuelle au service de ses désirs ". Le désir de savoir vient à l'appui de ses désirs incestueux. " D'ordinaire, c'est la menace que constitue la venue d'un nouvel enfant en qui il ne voit d'abord qu'un concurrent, , qui éveille sa curiosité ". Sous l'influence de pulsions partielles, l'enfant échafaude " un certain nombre de théories sexuelles infantiles " dont, en premier lieu, " l'attribution aux deux sexes des mêmes organes ". Cette recherche et les théories qu'elle produit ont un rôle décisif sur son caractère et ses névroses ultérieures (Pbp, p.56). C'est donc dans ce temps de constitution du complexe d'Oedipe et en lien avec lui que se développe la pulsion de savoir. Freud rapproche à plusieurs reprises, dans des articles ultérieurs, la question de l'origine des enfants de l'énigme du Sphinx de Thèbes. Cette énigme est pour lui une expression déformée de la question de l'origine (Trois essais , p. 124). L'énigme du Sphinx (elles sont en fait deux) manifeste la présence de la question du savoir dans le mythe d'Oedipe. C'est parce qu'dipe avait su répondre au Sphinx que les Thébains, qui, faute de pouvoir résoudre l'énigme, voyaient régulièrement l'un des leurs dévoré par le monstre féminin, décident, en guise de reconnaissance, de lui donner Jocaste en mariage et de le prendre pour roi. On retrouve par la suite le lien entre pulsion scopique, savoir et castration quand Oedipe, découvrant ce qu'il a fait, se crève les yeux. En 1907, deux ans plus tôt, dans " Les explications sexuelles données aux enfants " (La vie sexuelle, p. 7) Freud constate que la curiosité est d'abord une curiosité sexuelle déclenchée par des énigmes que rencontre l'enfant. S'il a montré dans les " Trois essais.. ", l'origine composite de la sexualité infantile à partir d'autres zones érogènes que les organes génitaux, il souligne aussi ici l'importance dès la plus petite enfance " d'inévitables " et " contraignantes " stimulations de ces organes. Disposant de la parole d'un enfant en analyse, il rapporte comment Hans montre, dès l'âge de trois ans, " le plus grand intérêt " pour son " fait-pipi " ; Hans cherche à déterminer en toutes sortes d'occasions si des objets, des animaux ou des personnes, à commencer par ses parents, disposent ou non d'un " fait-pipi ". Son fait-pipi est devenu un élément déterminant de son appréhension du monde. " Témoin du bain de sa petite sur alors âgée d'une semaine ", il déclare que son " fait-pipi " est encore petit et qu'il va grandir avec elle. La question - d'où
viennent les enfants ? - vient ensuite seulement; elle est, " le
deuxième grand problème " qui préoccupe l'enfant,
et survient " sans doute à un âge un peu plus avancé
" (p. 9/10). La différence des sexes n'apparaît plus sous la forme de questions exprimant une curiosité autour de la présence où l'absence d'un " fait-pipi ", mais dans la première des théories sexuelles infantiles qui " consiste à attribuer à tous les êtres humains, y compris les êtres féminins, un pénis, comme celui que le petit garçon connaît à travers son propre corps ". Freud précise que cette théorie est liée à une " négligence " de départ de la différence des sexes , " caractéristique de l'enfant " (p.19). Ce revirement repose sur l'idée que la différence des sexes, ne fait d'abord pas question pour le garçon et qu'elle est par la suite refusée, quand la perception des " parties génitales d'une petite sur " vient rencontrer " l'incapacité où il est de se représenter une personne semblable au moi sans cet élément essentiel " qu'est le pénis, déjà très investi comme " zone érogène directrice " et " objet sexuel autoérotique primordial ". Freud articule l'éveil du désir de savoir de l'enfant, liée à la crainte de la venue d'un rival, avec deux constats cliniques : la difficulté à admettre l'existence du sexe féminin et l'invention d'autres théories sexuelles erronées. Il dessine ainsi un ensemble dynamique autour de la question du savoir, formalise son origine et sa poussée (Wissensdrang), localise une butée pouvant inhiber la recherche, entraîner doute et ruminations intellectuelles, et montre enfin comment la production de fictions sur la naissance et la sexualité, sont des solutions universelles, " nécessités de la constitution psycho-sexuelle ", aux problèmes que se pose l'enfant et qui dépassent son entendement ( p. 19). Quelques remarques sur cette hésitation de Freud, qui subsiste par la suite. Contrairement à la négligence de départ qui repose sur une ignorance et n'a besoin d'aucune question pour exister, l'affirmation de l'universalité du pénis comme théorie suppose logiquement l'existence d'au moins un (ou une) qui en est dépourvu. Il faut qu'il y ait eu une manifestation, même très confuse, de la possibilité de l'absence pour fonder la théorie et le rejet. C'est cette possibilité qui, me semble-t-il, permet de rendre compte de la discontinuité entre la négligence et le refus (Freud ne parle pas encore de déni) de la différence. Dans la section intitulée " les recherches sexuelles infantiles " ajoutée aux " Trois essais " en 1915, Freud adopte la même position qu'en 1908 mais met d'avantage l'accent sur la distinction entre les deux temps : le premier où " le fait qu'il y ait deux sexes est d'abord accueilli par l'enfant sans rencontrer d'opposition ni soulever de question ", et l'autre où " cette conviction [d'un sexe identique pour tous] est maintenue énergiquement par les garçons, défendue opiniâtrement contre les contradictions qui ne tardent pas à se dégager de l'observation, ". D'une négligence initiale de l'existence de deux sexes, le garçon passe à une défense active contre des perceptions contradictoires qui, pourrait-on dire, lui crèvent les yeux et sont à l'origine de " durs combats intérieurs ", ceux-là même qui constituent le complexe de castration ( Folio, p. 124). L'incapacité de représentation dont parle Freud indique que la perception d'une personne sans pénis confronte le garçon à une énigme insoluble, à un impossible à penser. Le refus marque que ce qu'il a vu d'insaisissable, il ne veut pas le savoir. Le garçon ne peut et ne veut pas en croire ses yeux. Mais la conviction de l'existence d'un seul sexe qui suit cette mauvaise rencontre suffit-elle à écarter cette énigme comme source de la curiosité sexuelle? Notons que Freud insiste bien dans " Les théories " sur la question de la différence des sexes, mais pour préciser que ce n'est pas cela qui est premier, un peu comme s'il s'était attendu à ce que ce fut le cas. Il fera de même en d'autres occasions comme dans les " Trois essais " en 1915 et dans la 20ème conférence d'introduction à la psychanalyse en 1916/17 (nrf Gallimard, p. 402). D'un autre côté, si l'on suit les indications de l'homme aux rats sur ce que provoque pour lui la découverte du corps de sa gouvernante, c'est d'abord effectivement la rencontre de quelque chose d'énigmatique (le ventre curieux), suivi d'une curiosité torturante, une forte mobilisation de sa pulsion scopique. Ernst ajoute un peu plus loin qu'il soupçonnait ses érections, d'être en rapport avec sa curiosité sexuelle, curiosité qui lui faisait éprouver le " sentiment d'une inquiétante frayeur " (" Le journal ", p. 5/39). Par ailleurs, Freud décrit assez longuement la censure, les " cachotteries " et les mensonges des adultes face à " la pulsion d'investigation honnête de l'enfant ". Il est d'abord favorable à l'éducation sexuelle des enfants. Il désapprouve manifestement cette attitude qui réprime l'activité de pensée de l'enfant et ébranle sa confiance envers la parole et l'autorité de ses parents. Cette attitude est à ses yeux pour une part responsable des fausses théories infantiles sur la sexualité, ainsi que du dégoût et de la culpabilité à l'égard de la vie sexuelle. (" Les explications sexuelles données aux enfants " La vie sexuelle, p. 11 et 12). Il juge aussi que ces intimidations sont à l'origine de " la première possibilité d'un conflit psychique " qui " peut devenir bientôt un clivage psychique " et constituer par cette voie " le complexe nucléaire de la névrose " (" Les théories ", p. 18). Elles favorisent le refoulement et ses effets pathogènes. Mais il cite aussi, à la fin de l'article de 1908, l'exemple de garçons plus âgés ayant opposé une fin de non-recevoir à des explications sexuelles qui leur avaient été données, parce qu'elles révélaient l'implication de leur père dans un commerce sexuel avec leur mère. Plus tard, en 1937, il étend cette constatation en remarquant que l'effet préventif attendu des explications données aux enfants a beaucoup été surestimé. Il pense qu'au fond, les enfants ne veulent pas savoir. Ils ne veulent pas renoncer aux théories qu'ils ont forgé sur les origines et la vie sexuelle et "ne font rien de ces connaissances nouvelles qui leur ont été offertes ". " Longtemps encore, après avoir reçu les éclaircissements sexuels, ils se conduisent comme les primitifs auxquels on a imposé le christianisme et qui continuent, en secret, à adorer leurs vieilles idoles " (" L'analyse avec fin, l'analyse sans fin ", 1937, Résultats, idées, problèmes tome II, p. 249). Après avoir montré comment les parents peuvent s'opposer aux recherches de l'enfant et fait apparaître les limites de ce qu'il peut se représenter, voilà maintenant que l'enfant ne veut pas savoir, tient à son ignorance et préfère ses fausses théories. La pulsion de savoir semble se satisfaire très bien de ces élucubrations, là même où Freud la trouvait la plus active. Souligné ainsi, cela donne à penser que la recherche de savoir pourrait servir une volonté contradictoire de ne pas savoir. La fonction des théories sexuelles s'en trouve ré interrogée. La généralisation de l'attribution du pénis est bien la première théorie, chronologiquement mais logiquement aussi, car les recherches développées dans sa suite butent en grande partie sur le démenti qu'elle oppose à l'existence d'un autre sexe. Elle contribue ainsi à l'élaboration des théories suivantes. Mais l'attachement à ses théories suggère aussi qu'elles ont pour fonction de s'opposer à ce que veut éviter le garçon : la perception traumatique. L'hésitation de Freud peut désormais se formuler autrement. La recherche de savoir du garçon se heurte-t-elle, outre les mensonges des parents, à la difficulté qu'il a à admettre l'existence d'un autre sexe que le sien ? Ou bien entreprend-il ses recherches et forge-il ses constructions fantasmatiques que sont les théories, pour méconnaître cette existence insaisissable ? Dans ce deuxième cas, il faut accepter l'idée en apparence paradoxale que ce qui est à l'origine de son désir de savoir est aussi ce qu'il ne veut pas savoir. La perception du sexe féminin contre laquelle le garçon lutte jusqu'à lui " faire violence ", qui révèle une faille dans ce qui constituait jusque là son savoir, pourrait ainsi mobiliser un désir de savoir, certes, mais pour combler, contourner ou éviter cette faille elle-même. Un désir de savoir " tout mais pas ça " qu'il a vu et qui lui fait horreur. Freud envisage à la fin des " Théories " que la production de fausses théories puisse avoir pour objectif de " contredire une connaissance plus ancienne, meilleure mais devenue inconsciente et refoulée " (p. 26). Il n'étend cependant pas explicitement ce raisonnement à l'impasse de la reconnaissance de l'autre sexe. En 1923, dans " L'organisation génitale infantile " (La vie sexuelle, p.114), Freud limite encore sa réflexion à " l'enfant mâle " et note que " le petit garçon perçoit certainement la différence entre les hommes et les femmes ", mais continue à supposer à tous et toutes un organe génital semblable au sien. C'est ce primat du phallus qui constitue la différence entre la vie sexuelle de l'enfant et celle de l'adulte. Et c'est l'excitabilité de son organe génital, " si riche en sensations ", qui mobilise la pulsion d'investigation du garçon. " La force motrice que cette partie virile déploiera plus tard à la puberté se manifeste à cette époque essentiellement comme besoin pressant d'investigation, comme curiosité sexuelle " (p. 115). L'érection du pénis et son excitation constituent en elles-même une énigme qui éveille la pulsion de savoir du garçon. Celui-ci ne s'attaque aux problèmes de l'origine et de la naissance des enfants que " plus tard ". Freud infléchit donc la position qu'il avait adoptée dans " Les théories ". Notons qu'il fait référence dans ce texte à la tête de méduse et à " l'impression d'horreur produite par l'organe génital féminin dépourvu de pénis ". Enfin, la conception de la castration comme punition s'oppose à la reconnaissance de l'existence d'un autre sexe en limitant cette reconnaissance à certaines personnes " indignes " et la niant pour d'autres, comme la mère qui " garde encore longtemps le pénis " (p.116). En 1925, dans " Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre le sexes " (La vie sexuelle, p.123), c'est cette fois l'étude du complexe d'Oedipe de la fille et sa comparaison avec celui du garçon qui le conduisent à reprendre la question de l'origine de l'intérêt sexuel. " D'emblée, elle (la fille) a jugé et décidé. Elle a vu cela, sait qu'elle ne l'a pas et veut l'avoir ". Faisant référence à sa position dans " Les théories " qui plaçait en premier le problème de l'origine des enfants, il écrit en note : " cela, pour la petite fille tout au moins, n'est sûrement pas pertinent ". Il considère donc que, pour elle et pour cette raison, la question de la différence prend le pas sur celle de la naissance des enfants. Mais là, il s'arrête, ne sait plus bien ; il semble rendre les armes; " chez le garçon, il en ira parfois ainsi, parfois autrement ; ou bien, pour les deux sexes, ce seront les occasions dues au hasard qui déciderons ". La question vaut-elle pour la fille comme pour le garçon? Il paraît bien établi pour Freud que, dès la perception de l'autre sexe, la fille pense qu'il lui manque ce dont le garçon est pourvu et que, contrairement au garçon, elle " accepte la castration comme un fait déjà accompli ". Mais il remarque aussi en 1924, dans son article " La disparition du complexe d'Oedipe" ", dans le fil de la conception du primat du phallus et comme il l'avait fait en 1923 pour le garçon, que cette reconnaissance est loin d'avoir d'emblée une portée universelle. La fille " ne comprend pas que son manque actuel de pénis est un caractère sexuel " (La vie sexuelle, p.121), mais l'attribue à une " malchance individuelle " (" Sur la sexualité féminine ", La vie sexuelle, p.146). " Elle ne paraît pas étendre cette conclusion à d'autres, à des femmes adultes, mais elle suppose plutôt que celles-ci possèdent un grand organe génital complet, tout à fait dans le sens de la phase phallique, pour tout dire : un organe masculin " (p.121). Beaucoup de questions subsistent à l'issue de cette première étape. Les hésitations de Freud sur l'origine de la curiosité du garçon ont conduit à l'idée un peu étrange que l'énigme de la différence des sexes pourrait être à la fois le point de départ et le point d'évitement de son désir de savoir. Ce faisant, nous avons mis de côté l'autre source de ce désir abordée par Freud : celle de l'origine des enfants. On retrouve la présence de cette question dans les différentes théories avec, en toile de fond, la question du père, telle qu'elle apparaît à son état naissant dans la construction oedipienne et dans le complexe de castration. Quand à la " Schaulust " de Ernst, cette jouissance de voir qui le tourmente et dont Freud disait qu'elle fournit l'énergie de la pulsion de savoir. N'apporte-t-elle pas aussi l'énergie pulsionnelle nécessaire à la formation de ses symptômes ? Faut-il considérer ce désir de voir à partir du même paradoxe que celui auquel nous sommes arrivés avec le désir de savoir et envisager que Ernst puisse se sentir poussé à regarder ce qu'il ne veut pas voir, jusqu'à faire disparaître l'énigmatique absence ? |